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Pierre Tevanian : Le racisme, « une radicalisation des gardiens de l’ordre social »

Tevanian racisme

[Pierre Tevanian] est philosophe et essayiste. Parmi ses ouvrages, un livre qui pourrait servir de manuel intellectuel d’auto-défense contre le racisme : La mécanique raciste (La Découverte, 2017). Dans ce livre à la démonstration implacable, le philosophe et militant antiraciste examine, rouage par rouage, cette machinerie socio-économico-médiatico-politique qu’est la mécanique infernale de la haine ou du rejet de l’Autre, du différent. Rien de moral dans cela, rien de l’habituel « le racisme, ce n’est pas bien », « Touche pas à mon pote » et autres effets (de manche parfois) moralisateurs. Mais un éclairage brut, érudit, intelligent qui pose le racisme comme un objet construit. Volontairement créé. Dire la structure, pour éviter qu’elle n’étouffe, broie et aussi pour mieux la déjouer.

Pour [Ehko], il revient sur les mots piégés, les mots à désamorcer, les mots à fracturer et ouvrir afin qu’ils fassent sens et « commun ». Car sous les pavés du racisme, se cache la question éternelle du pouvoir. Et sous ceux de l’antiracisme, s’expose la réponse tout autant d’éternité de l’égalité.

[Ehko] : Le racisme est parfois compris comme une simple question morale, au mieux pénale. Mais en parlant de « mécanique », vous en faites une construction politique, sociale et économique. En quoi le racisme est-il une mécanique et peut-être un mécanisme ?

[Pierre Tevanian] : Le mot mécanique a plusieurs avantages. Il permet de parler de « système », de « machinerie ». Cela dit plusieurs choses : que c’est complexe, artificiel, imposant, que c’est une construction. Le racisme ne renvoie pas à une simple responsabilité morale et individuelle.

L’autre préjugé que ce mot combat est l’idée que le racisme serait d’ordre naturel. Il est une construction, il est culturel, historique, politique, avec des ressorts économiques, juridiques. Il n’est en rien une pulsion naturelle qui serait présente en nous de toute éternité, face à laquelle la culture serait la solution. Ce qui reviendrait d’ailleurs à l’excuser. La fameuse peur de l’Autre peut certes exister, c’est une des manifestations du racisme, mais parmi d’autres, et elle est toujours construite.

Penser l’inverse est un préjugé malfaisant dans la mesure où admettre que c’est un penchant naturel en chacun de nous devient une excuse pour le raciste et une injonction faite à ceux qui le subissent d’être patients devant ce qui serait « naturel », donc inévitable – et impossible à éradiquer.

Vous dites que ce livre est une réflexion issue de « deux décennies de lutte contre le racisme ». Quelles évolutions avez-vous observé dans la définition du racisme et la lutte antiraciste ?

À la fin des années 90, je me suis engagé dans la lutte pour les sans-papiers. Le débat était alors très polarisé sur l’immigration. Puis le discours a infléchi, la figure de l’Étranger, du sans-papier, sans disparaître totalement, a un peu quitté le devant de la scène. Le 11 septembre 2001 marque alors le réinvestissement du discours raciste sur la figure du musulman. Même s’il y avait eu une montée lente de ce phénomène avant, cet évènement a accéléré les choses. Les théories culturalistes en termes de chocs des cultures, l’orientalisme raciste qui s’est greffé sur les histoires de voile, tout cela réactivant par ailleurs une histoire française ancienne.

Et il demeure d’autres formes de racisme qui prennent des formes moins bavardes et teigneuses que la focalisation sur l’islam, comme le racisme anti-roms. D’autres groupes comme les Asiatiques peuvent subir des formes de racisme tout aussi violentes, mais qui passent moins par des campagnes politiques et médiatiques : une discrimination, une relégation, une surexploitation, une invisibilisation…

Je note aussi, parmi les évolutions marquantes au cours de ces deux décennies, que la notion de « communautarisme » est devenue le nom de code, dans des univers sociaux de plus en plus larges, pour parler (en mal) des Noirs et des Arabes. On assiste en fait, me semble-t-il, à une radicalisation, mais qui n’est pas celle dont on parle dans les médias. Elle est double. D’abord la radicalisation de toute une population victime du racisme. Elle se radicalise dans la méfiance, dans ce qu’on pourrait appeler l’incroyance envers la religion républicaine : l’adoration du « pays des droits de l’homme », le mythe de l’égalité des chances, l’idéal d’intégration, le devoir d’hypercorrection, les vertus de la discrétion… Cette radicalisation prend aussi dans une partie de cette population la forme d’une contestation politique irrévérencieuse, « impolie » comme dit Saïd Bouamama dans la postface du livre.

Et puis il y a une autre radicalisation, en réponse, qui est celle de nos élites : la radicalisation d’un « intégrationnisme compatissant », toujours selon les mots de Saïd Bouamama, qui finit par muter en un « assimilationnisme autoritaire ». C’est le passage d’un paternalisme souriant mais condescendant à une hostilité radicale de l’élite blanche républicaine. C’est le mouvement qu’analyse tout mon troisième chapitre : quand le « corps d’exception », un nom que je reprends à Sidi Mohammed Barkat pour nommer celles et ceux qui subissent le racisme, ne joue pas le jeu, quand il ne tient pas la place subalterne qu’on lui assigne, il y a alors une crispation en face, un « backlash », une réaction violente : le mépris d’un « corps invisible » ou « souffrant » cède la place à la phobie, à la haine et à la « légitime violence » contre un corps perçu désormais comme « furieux » et menaçant.

Que faut-il entendre par « tenir sa place » ?

Il y a un ordre social et symbolique. Les places sont distribuées : décideurs, exécutants, subalternes, selon un système de classe qu’on appelle la division du travail capitaliste. Il y a aussi un système social et symbolique sexiste qui distribue les places en fonction du genre. Et enfin, il y a un ordre social et symbolique raciste qui distribue les places suivant qu’on est Blanc ou pas Blanc, Français « issu de la diversité » ou pas, « musulman » ou pas… C’est ainsi qu’on peut désigner un tuteur non musulman pour les musulmans de France, Jean-Pierre Chevènement en l’occurrence, ce qui n’est pas le cas pour les autres religions, et ce tuteur peut sans complexes rappeler « amicalement » ces musulmans à la « discrétion ».

Pour revenir sur ce mot d’ « insolence » utilisé pour caractériser ceux qui ne restent pas à leur place, peut-on le rapprocher de l’idée de « colère noire » qui traverse l’imaginaire américain ?

Oui, bien sûr. Insolence, ingratitude, ressentiment, il y a plusieurs mots que je n’invente pas. Ils sont utilisés, comme le mot « arrogance » également, pour « recadrer » le corps furieux ou menaçant – je veux dire bien entendu perçu comme tel. Car l’idéal type du système raciste est que les dominé.e.s restent à leur place de corps invisible, dans la discrétion. Qu’ils et elles rentrent dans les cases qui leur sont destinées, comme le portier devant qui on passe sans noter sa présence. Le racisme tend vers ce type de présence, où ce « corps d’exception » est invisibilisé. Et quand ce corps d’exception sort de cette place, divers types de réactions sont possibles. La plus « soft » sera celle qui appréhende ce corps d’exception comme un corps infirme, avec la sollicitude superficielle et méprisante qui prédomine pour les personnes infirmes. Mais on peut aussi se fâcher et crier à l’ingratitude, c’est un mot souvent utilisé par Alain Finkielkraut par exemple, quand le corps d’exception refuse ce paternalisme. En somme les formes de racisme haineuses et bavardes peuvent s’interpréter comme une radicalisation des gardiens de l’ordre social et inégalitaire au moment où cet ordre est mis en crise.

Par exemple, des adolescentes ou des jeunes femmes estiment que si elles veulent porter un voile, elles le peuvent, tout en allant à l’école, en faisant du sport, en travaillant. C’est cette prétention à l’égalité, à l’égal accès à des espaces réservés de façon implicite, qui a déclenché le début de cette rhétorique belliqueuse sur la laïcité, la patrie, la République. Auparavant la domination était à certains égards plus installée, plus tranquille, en tout cas elle était subjectivement vécue comme telle par les dominants. Désormais elle est inquiétée, elle se sent menacée, et elle devient donc plus teigneuse et plus bavarde.

Comment cette radicalisation des élites s’est-elle traduite ?

De multiples manières, mais il me semble qu’un verrou important a sauté avec le ralliement, en 1997, de la gauche du gouvernement à une certaine politique sécuritaire, qualifiée alors de « réaliste » mais que je qualifierais plutôt de très idéologique, de brutale et de réactionnaire. Avec cette vision anti-sociologique des choses qui conduit à la fois au moralisme et au racisme culturaliste : si ce n’est plus l’ordre social qui est en cause et pousse certains individus vers telle ou telle déviance  – délinquance, violence – c’est alors l’individu qui est moralement pervers, ou bien les causes sont « culturelles » et on se tourne alors, une fois de plus, du côté des « mœurs » exotiques de certaines populations, du côté des « traditions archaïques » ou de la religion, en incriminant notamment la polygamie, l’islam, la prétendue mauvaise éducation donnée par les mères maghrébines… Avec toujours cette idée d’une matrice culturelle qui structurerait et « formaterait » tout musulman de manière totale, et toujours pour le pire. Il suffit de noter les propos de l’historien Georges Bensoussan sur l’antisémitisme qu’on « tête comme au sein de sa mère » dans toutes les familles arabes. Toute une série de métaphores se sont développées, qui viennent légitimer ce racisme, le rendre respectable, lui donner un vernis universaliste et républicain, au nom de la liberté et de l’égalité.

Je parle à ce propos dans le livre d’un paradoxe du « racisme antiraciste » : cela consiste à partir d’une profession de foi antiraciste pour en déduire, en nationalisant et en racialisant les principes antiracistes, une supériorité civilisationnelle et donc une domination légitime : en gros, le racisme est mauvais, nous Français (blancs, de culture chrétienne) sommes antiracistes, nous sommes les seuls antiracistes, ou les plus antiracistes, donc nous sommes supérieurs aux autres peuples qui pour leur part sont plutôt très racistes ! Un sophisme que je résume aussi par cette formule : nous sommes la race supérieure de ceux qui ne croient pas aux races. J’appelle cela l’antiracisme racialisé. On voyait déjà ce mécanisme en action au 19e siècle pour justifier la colonisation, et ce processus de racialisation des principes politiques progressistes pour les retourner en instrument de domination s’est décliné aussi sur d’autres thématiques que l’antiracisme : la démocratie, la laïcité, le féminisme…

En gros : nous sommes les démocrates donc nous pouvons coloniser tel peuple qui ne l’est pas, ça ne pourra lui faire que du bien. Nous sommes les féministes donc nous pouvons mépriser et mettre sous tutelle, ou encore injurier et discriminer tel groupe de femmes qui ne l’est pas… Tout cela s’est cristallisé par exemple en 2004, avec la loi sur le voile, après une année de matraquage médiatique assourdissant. Je note d’ailleurs que dans toute cette séquence le Front National [Ndlr. Aujourd’hui Rassemblement national / RN] a été singulièrement absent, extérieur, peu actif, même si désormais il récupère et radicalise, plus que tout autre parti, ces thématiques pseudo-laïques ou pseudo-féministes.

Cela me parait important à souligner : on parle souvent de lepénisation des esprits, mais si ce mot a une pertinence, il ne doit pas forcément désigner la reprise de constructions lepénistes par le reste du champ politique, médiatique ou culturel, cela peut arriver mais il existe aussi le phénomène inverse, à savoir la récupération par les Le Pen de thématiques qui n’ont pas été construites par lui, comme ces monstres idéologiques que j’appelle le néo-laïcisme racialisé, le féminisme maternaliste, lui aussi racialisé, ou même l’antiracisme racialisé. Certaines de ces thématiques étant d’ailleurs issues d’une histoire plus longue qui est celle du colonialisme, qui implique la droite républicaine mais aussi la gauche. Ce sont donc d’autres qui ont préparé le succès de l’extrême droite lepéniste, en produisant des thématiques et un champ lexical racistes.

Un autre exemple édifiant est l’usage polémique et injurieux du mot « communautarisme », qui est devenu le nom poli de ce dont « sale Arabe » ou « sale Noir » est le nom impoli. Ce n’est pas une invention de Marine Le Pen, même si désormais c’est bien son parti qui en est le plus coutumier. L’extrême droite n’a récupéré cet outil de stigmatisation qu’en bout de course : ce sont au départ des Alain Finkielkraut qui diffusent ce vocabulaire et cette vision, des Pierre-André Taguieff, des Jean-Pierre Chevènement, des gens qui se positionnent comme des intellectuels et se revendiquent dans « la Gauche républicaine », puis cela s’étend vers la droite et vers des médias plus populaires, des gens comme Nicolas Sarkozy et son parti, et maintenant tous les racistes l’emploient, et ceux d’extrême droite plus que les autres.

 

Quelles sont les thématiques de ce racisme « respectable » ?

Il y en a beaucoup ! À chaque fois il s’agit de légitimer l’infériorisation, la mise sous tutelle de certaines franges de la population. Par tutelle, j’entends surveillance et régime punitif spécial, en gros : moins de droits et plus de devoirs, et plus de sanctions.

On trouve ça dans le système colonial mais aussi, aujourd’hui, dans la double peine frappant les résidents étrangers, ou dans cette injonction à la discrétion qui cible les musulmans. J’ai repéré notamment trois stigmates récurrents qui sont souvent utilisés pour justifier ce traitement spécial : d’abord le stigmate du sexisme congénital (et donc l’instrumentalisation du féminisme). Ensuite le stigmate du manquement à la laïcité, avec tous les débats autour du voile, de la nourriture halal, des horaires de piscine non-mixtes, du burkini… Chaque année depuis 2003, il y a eu quelque chose. En enfin l’antisémitisme congénital, dont je parlais tout à l’heure.

Comment expliquer ce consensus médiatico-politico-intellectuel dans la construction de ce racisme qui vient d’en haut?

Question complexe ! Ce qui me paraît certain en tout cas c’est que le racisme vient bien d’en haut. J’ai pu le vérifier aussi bien sur les thématiques sécuritaires que sur les campagnes anti-voile : il y a bien un racisme populaire, une opinion raciste qui s’exprime au quotidien et que des enquêtes peuvent plus ou moins bien mesurer, mais on a tort de présenter cela comme une « demande » qui émanerait comme par génération spontanée d’un peuple mal dégrossi, que les dirigeants politiques ne feraient qu’écouter et satisfaire de manière « démagogique ». Ce que j’ai observé au contraire en étudiant de près l’évolution des sondages, celle des campagnes politiques et celle du « bruit médiatique » sur tel ou tel thème, c’est plutôt un processus qui « vient d’en haut ».

Sur « l’insécurité » causée par les « sauvageons » comme sur « le problème du voile » ou « le communautarisme » porté par « l’islam », j’ai pu observer qu’il y a d’abord eu des campagnes politiques lancées par des « entrepreneurs de morale », des intellectuels, des activistes, puis des propositions de loi qui se multiplient et finissent par créer un agenda parlementaire, suivies de projets de loi qui créent un agenda gouvernemental, avec ensuite un agenda médiatique qui se calque sur cet agenda politique et qui lui sert de caisse de résonance, et enfin une opinion publique qui se laisse impressionner, au sens littéral : les offensives politiques et le bruit médiatiques impriment leur marque sur les esprits et le public se met au diapason en se laissant imposer des problématiques, des priorités, des questions, un vocabulaire, et donc des réponses. Sur l’insécurité comme sur le voile je l’ai observé : il a fallu d’abord des mois de battage médiatique, à sens unique, pour que les sondages évoluent petit à petit vers une nette majorité pour les politiques sécuritaires, et pour la prohibition du voile à l’école.

Je dirais donc que la production du racisme, comme toutes les constructions, est avant tout le fait de ceux qui ont les moyens de produire quelque chose et de l’imposer, d’où ces trois champs principaux que je mets en cause : le champ politique ou plus précisément gouvernemental (les acteurs du champ politique mainstream), le champ médiatique (ou plus précisément des médias de masse) et enfin le champ intellectuel (là encore dans sa frange dominante, surmédiatisée : les Zemmour, Finkielkraut, Onfray par exemple).

En gros, n’importe quel homme ou femme de la rue peut désormais insulter une femme voilée au nom de la laïcité et de la République, n’importe quel citoyen lambda non-musulman, même dépourvu de toute position sociale, de tout titre scolaire, de toute culture académique, peut utiliser pour cela un mot comme « communautarisme ». Mais si on fait la généalogie de cette insulte, ce qu’on va repérer est clairement un mouvement descendant, par cercles concentriques de plus en plus larges.

On verra qu’au départ c’est un terme très peu employé, un terme très technique, presque ésotérique, utilisé exclusivement dans le champ de la science politique et des sciences sociales, et que le mot est ensuite redéfini, re-signifié, remobilisé de manière polémique par un petit groupe d’intellectuels, plutôt de gauche, richement dotés en capital économique, social et symbolique, familiers du pouvoir politique et dotés d’une confortable force de frappe médiatique (du coté notamment du Nouvel Observateur).

Puis les médias de masse (télés, radios) jouent leur rôle d’interface et de caisse de résonance, et on se met petit à petit à entendre ce mot « communautarisme » dans des milieux de plus en plus divers et variés (toujours avec sa connotation péjorative et ses relents anti-Arabes, anti-Noirs ou anti-musulmans) : d’abord dans les salles des profs, puis au bistro du coin…

Cela dit, pour finir sur une note moins désespérante, ce mouvement venant d’en haut n’est pas tout-puissant, il n’écrase pas toute résistance. Il y a aussi des conquêtes lexicales, idéologiques, politiques, qui viennent d’en bas et qui réussissent plus ou moins à s’imposer au sommet – et en l’occurrence ce sont des avancées de l’antiracisme, non du racisme. On se met à parler un peu plus de discrimination, de racisme systémique, même si ces avancées sont encore trop partielles et trop lentes, au regard de l’urgence et de la gravité de l’oppression raciste.

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[Apostille] Cette interview, publiée initialement sur le site Meltingbook, a été revue et actualisée le 12 juin 2020.

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