14 août 2013. Il y a 7 ans, dès l’aube, une intervention policière et militaire d’une ampleur exceptionnelle dévastait la place Rabaa Al Adawiya et la place Al Nahda du Caire faisant près de 1 000 morts, des milliers de blessés et des disparus. Les chiffres exacts ne sont pas connus et une loi de 2018 interdit de juger les commanditaires…
[Cette opération dûment programmée] par les autorités égyptiennes aurait dû faire « plus de morts » selon le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre. Il s’agit pourtant d’après l’ONG Human Rights Watch « du pire massacre de civils de l’histoire récente mondiale » s’inscrivant dans une série de « meurtres systématiques et généralisés d’au moins 1 150 manifestants par les forces de sécurité égyptiennes en juillet et août 2013 » qui constituent pour l’ONG « probablement des crimes contre l’humanité ».
Le mois précédent, l’armée avait repris officiellement le pouvoir et renversé le premier président démocratiquement élu depuis la révolution de 2011, le Frère musulman et candidat du parti Justice et liberté Mohamed Morsi. Elle avait dit agir « au nom du peuple », dans le sillon du mouvement « Tamarrod » que l’on pouvait voir faire signer des pétitions contre le président, dans la rue, le métro (les soupçons de liens entre ce groupe et l’armée ont été ensuite avoués) et surtout après une manifestation de grande ampleur le 30 juin contre Morsi et son année au pouvoir, caractérisée par de nombreuses erreurs politiques, des dérives et l’obstruction des militaires.
Des soutiens de Morsi avaient décidé d’occuper la place Rabaa Al Adawiya dans le quartier cairote de Nasr city, située non loin du Mémorial au soldat inconnu où le président Sadate a été assassiné, avec des pro-révolution. Des hommes, des femmes, des enfants, réunis en famille pour réclamer le respect de leur vote et/ou dénoncer le pouvoir militaire.
Le 14 août à l’aube et les deux jours suivants, la répression policière et militaire sur les places Rabaa et Nahda a fait près de 1 000 morts en 24 heures d’après les ONG.
Les témoignages, récits, photos, font état d’un carnage. D’une violence absolue de dirigeants d’un pays contre leur propre population. Le point d’orgue d’une stratégie d’élimination des Frères musulmans, accusés par les dirigeants d’en être responsables, et d’une campagne d’intimidation pour empêcher toute contestation.
Le général Abdelfattah Al Sissi, ministre de la Défense et Commandant en chef des Forces armées, était aux manettes durant cette tuerie. Tout comme lors du massacre de coptes et de leurs soutiens en 2011, en tant que membre du Conseil suprême des forces armées cette fois, dirigeant le pays suite au départ forcé d’Hosni Moubarak après 30 ans de règne. Il deviendra président après avoir promis qu’il ne se présenterait pas et à l’issue d’élections taillées sur mesure pour le faire triompher.
Place Rabaa, avant et après le 14 août 2013. Crédit : inconnu et Tara Todras-Whitehill / HRW.
Près de 1 000 morts en 1 journée.
Et la France dans tout ça ? Alors que le président François Hollande convoque l’ambassadeur égyptien pour qu’il transmette « sa très grande préoccupation » et que le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius saisit l’ONU avec ses partenaires pour « une réaction internationale en urgence » réclamant « un arrêt immédiat de la répression », la France appuie ses industriels. Elle poursuit les transactions bien que l’Union européenne décide de suspendre les exportations d’armes.
L’Etat français en a ainsi profité pour signer toujours plus de contrats, au point de devenir le premier fournisseur d’armes de l’Egypte, y compris d’armements potentiellement utilisés contre des civils et des manifestants. Le président et le gouvernement français recevront en grande pompe Abdelfattah Al-Sissi en 2014, qui sera le premier à acquérir le Rafale, quelques mois après la condamnation à mort de 529 « Frères musulmans » à l’issue d’un procès de masse éclair, destiné à envoyer un message : les condamnés n’étaient pas tous Frères musulmans, ni coupables de ce qui leur était reproché.
Sissi bourreau des Egyptiens mais sauveur des Français ? La France, dont la diplomatie s’adapte aux opportunités commerciales, lui apporte depuis un soutien quasiment indéfectible.
« Le massacre de Rabaa », entamé peu après la prière de l’aube, près de la mosquée du même nom qui sera elle aussi incendiée comme le reste de la place, une semaine après la fin du mois de ramadan, nourrit l’idéologie de martyre des Frères musulmans, dans la lignée de la persécution subie sous Nasser.
7 ans après, et alors que les responsables des exactions sont identifiés et connus, les personnes jugées et détenues – certains des années, sans preuve – sont des victimes, des Frères musulmans ou des journalistes. Aucun responsable. Une loi interdit désormais les enquêtes sur les militaires pour les actes commis dans le cadre de leurs fonction entre le 3 juillet 2013 et le 10 janvier 2016, sauf autorisation du… Conseil suprême des forces armées (CSFA).
Il était évident que les dirigeants égyptiens n’allaient pas s’arrêter là : après les Frères musulmans, ils ont criminalisé absolument toute forme de critique, de questionnement, d’opposition. La liste des « opposants » est longue, très longue et ubuesque.
Mais à part quelques rares exceptions, les cas ne méritent même pas une brève dans les médias français…
Dernièrement, une « ancienne islamiste devenue militante LGBT » s’est donné la mort, brisée par sa détention dans les geôles égyptiennes. Son profil était vendeur pour des journalistes et médias qui aiment tant regarder le reste du monde à travers leur regard… Mais sa mort a été possible parce que celle des Frères musulmans, des « islamistes », a été jugée acceptable. Près de 1 000 morts en 1 journée. « Oui, mais ce sont des islamistes » a-t-on pu lire et entendre…
Paradoxalement, un président « islamiste » à la tête de l’Egypte aurait participé à garantir les droits des citoyens. Morsi président, le pays était observé, scruté, surveillé par les autres pays du monde, et comme l’ont dit de fervents opposants au Frère musulman le soir de son élection « Au moins avec son élection plutôt que celle de Chafiq [ex-premier ministre] la révolution continue ». Aujourd’hui la révolution ne continue plus. Les révolutionnaires sont en prison, exilés ou morts. Il n’est même plus possible de connaître le nombre de personnes détenues ou décédées : le journalisme est un crime en Egypte. Le président Mohamed Morsi lui-même est décédé en détention en 2019, après avoir été condamné à mort en 2015. Cette issue était de toute façon la seule envisageable pour lui.
Le monde détourne le regard. Ou plutôt regarde ce grand pays sombrer, sous prétexte que Sissi serait « un rempart contre les islamistes » alors qu’il a pu compter sur le soutien du parti Al-Nour qui se présente comme salafiste dans son projet de conquête du pouvoir et « contre le terrorisme » qu’il nourrit en fait et qui s’est propagé depuis sa prise de fonctions… Et parce que Sissi, qui pourrait garder la présidence jusqu’en 2030, signe de juteux contrats.
Les principes de justice, de droit, d’équité ne valent-ils pas seulement s’ils s’appliquent à tous et toutes ? A tous et toutes, sauf aux « islamistes » ?
Soutenez-nous à la hauteur de vos attentes.
Crédit illustration : VOA.