[Pol]itique

Au cœur de Paris, familles africaines mal logées et « permis de tuer »

Trois incendies ont fait environ 50* morts et des dizaines de blessés dans la capitale en 2005, tous d’origine africaine. Ces drames ont souligné les conditions indignes de vie au sein même de la capitale française et les difficultés rencontrées par une frange de la population pour accéder au logement, qui perdurent. L’Etat ne sera jamais condamné et Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur qui deviendra président, en profitera pour durcir la « lutte contre l’immigration ». Quinze ans plus tard, [Ehko] revient sur le sujet.

[Le feu mis à des poussettes sous l’escalier en bois, des dizaines d’enfants morts]. Dans la nuit du 25 au 26 août 2005, l’incendie du boulevard Vincent Auriol à Paris tue 17 personnes, dont 14 enfants. Le feu est d’origine volontaire dans cet immeuble vétuste où vivent près de 130 personnes d’origine africaine.

Le danger couru par les habitants était connu des autorités. France 2 avait même consacré un reportage à cette « sorte de bidonville moderne ». Fatoumata Diarra avait prévenu « On a eu des feux, deux, trois fois de suite. Dieu merci il n’y a pas eu de blessés. Ca n’a pas pris l’escalier [en bois], un jour ou l’autre si ça prend l’escalier, on va être vraiment dans la merde ». Elle avait précisé, preuves à l’appui, que ce n’était pas un squat, que sa famille payait un loyer et s’était plaint du manque de réaction des autorités, alertées. Elle perdra 8 membres de sa famille sur 13, dont sa fille de 3 ans cette nuit-là. Trois jours plus tard, toujours à Paris, un nouvel incendie rue du Roi-Doré fait 7 morts, dont 4 enfants, toujours d’origine africaine.

« Des familles entières ont péri. Une mère a jeté son enfant par le fenêtre pour le sauver »

En avril de la même année, « le pire incendie dans la capitale depuis la Libération » a coûté la vie à 25 personnes, dont 11 enfants à l’Hôtel Paris-Opéra. « Une dispute éclate entre le veilleur et sa compagne et celle-ci jette des vêtements sur les bougies disposées autour du matelas […]. Le feu se propage instantanément » relate la sociologue Claire Lévy-Vroelant. L’accusée admet être responsable mais nie l’acte volontaire. Elle sera condamnée.

Si les causes de cet incendie le distinguent des autres, le profil des victimes est similaire : des familles majoritairement noires et des familles arabes, logées « provisoirement » dans ces hôtels plus d’une décennie parfois, dans des conditions extrêmement précaires, au vu et au su des autorités compétentes. « Rien n’a été fait » entre avril et août dénonce le président de l’association Droit au Logement à RFI, alors que ces accidents n’ont rien d’inédit.
En effet, en 1976, au mois d’août déjà, l’incendie d’un hôtel rue Rochechouart fait 13 morts : il semble que 9 victimes soient des travailleurs immigrés, nord-africains précise alors
Le Monde. En 1985, celui d’un immeuble rue Labat cause la mort de 9 immigrés yougoslaves ou africains d’après Le Nouvel Obs.

A travers quatre décennies, les mêmes conditions de vie pour les mêmes personnes frappées par la pauvreté, la migration parfois forcée, le racisme, les discriminations dans l’accès à l’emploi et au logement, tout ça sur fond de spéculation immobilière et gentrification, donc d’enrichissement d’acteurs publics et privés. « Seules des familles africaines résidaient dans l’immeuble. Or, le policier a avoué que l’éventualité d’un incendie raciste ne lui avait même pas traversé l’esprit » commente un avocat de victimes du boulevard Auriol.

Pour la rue du Roi-Doré, les enquêteurs ont « beaucoup hésité entre la piste criminelle et la piste accidentelle, sans jamais parvenir à faire la lumière sur l’affaire. Aucune autre responsabilité n’a vraiment été recherchée. La justice a rendu une ordonnance de non-lieu » indique Libération.

Pour le boulevard Auriol, le ou les auteurs de l’incendie n’ont jamais été retrouvés et l’Etat, que les familles accusent de ne pas avoir rempli son obligation de les reloger et de vérifier la conformité des travaux, n’a pas été poursuivi, précise l’AFP. L’association qui gérait cet immeuble, France Euro Habitat (Freha) affiliée à Emmaüs et l’entreprise Paris banlieue construction (PBC), qui y a réalisé des travaux, seront condamnées à des amendes.

Des procès-éclair, après des années de lutte judiciaire des familles, pour ces verdicts jugés insatisfaisants : un porte-parole, Tappa Kanouté, dénonce « un permis de tuer » donné aux gestionnaires d’immeubles insalubres.

Comment les familles se sont retrouvées là, à vivre dans ces conditions ? Pourquoi l’Etat n’a-t-il jamais été incriminé ? Libération rappelle les faits, accablants : les 123 habitants du boulevard Auriol ont été relogés en urgence par la préfecture de police de Paris après le mouvement d’occupation du quai de la gare contre les logements insalubres. En 1991 le préfet de Paris prend « l’engagement de veiller à [leur] relogement définitif dans un délai de trois ans » mais ne le tient pas. Les familles ivoiriennes et maliennes sont touchées par le saturnisme, une lourde intoxication par le plomb, « qui va jouer un rôle clé dans l’incendie : la Freha obtient en juin 2003 une note de la préfecture envisageant l’évacuation du bâtiment afin de mener des travaux. Rien ne se passe. En juillet de l’année suivante, une autre expertise diligentée par la préfecture conclut […] à l’absence de nécessité d’évacuation. Des toiles de verre sont posées sur les murs, contre le saturnisme. Elles sont abîmées par les enfants et la Freha demande à la société Paris Banlieue Construction de fixer des plaques de contreplaqué pour rendre inaccessibles les peintures au plomb ».

Le procureur, qui pointe des « négligences graves », considère que ces plaques inflammables ont transformé l’immeuble « en cercueil ». Six jours après l’incendie, le préfet émet l’arrêté de péril interdisant l’occupation de l’immeuble.

Les larmes de Bertrand Delanoë alors maire de Paris n’y font rien, pas plus que les déclarations du président Jacques Chirac pour des familles décimées, qui avaient prévenu des risques. De son côté, le ministre de l’Intérieur et de l’aménagement du territoire Nicolas Sarkozy en profite pour durcir sa politique contre les « immigrés », « sans-papiers », « squatteurs », dénonçant la « sur-occupation » des logements de ceux qui font « trop d’enfants ».

Des bébés, des enfants, des femmes, des hommes, des familles entières peuvent mourir d’une mort qui aurait pu être évitée au coeur de Paris parce qu’ils sont Africains, Noirs ?

Offensive sarkozyste contre… les victimes
«
Les victimes de l’incendie du 13e ne sont pas que « des Noirs » » réagit la fonctionnaire et membre du club XXIe siècle Aminata Fall. « Pourquoi cette lourde insistance sur leur origine ? Et si […] ces familles ou certains de leurs membres étaient Français ? Et si ce désastre avait mis en lumière non pas les failles de la politique du logement ou de l’immigration mais celles de l’intégration des citoyens d’origine africaine ? » Des associations réunissant des personnes noires sont également créées, dont le Collectif anti-négrophobie qui impute ces décès au « racisme d’Etat ».

Pour Nicolas Sarkozy, « La difficulté, c’est que tout un tas de gens, qui n’ont pas de papiers pour certains, s’amassent à Paris [et] qu’il n’y a pas de conditions pour les loger ». Mais les habitants de l’immeuble sont de nationalité française. Certains sont éligibles à un logement social et l’attendent depuis plus de dix ans, relate Le Monde. Le ministre (UMP) annonce un recensement – qui inquiète les associations l’assimilant à une chasse – et sa volonté de fermer « tous les immeubles insalubres et les squats présumés dangereux » de la capitale. « Trois jours plus tard, sous l’œil des caméras, des dizaines de familles – majoritairement africaines – sont délogées par les forces de l’ordre de deux grands squats parisiens […]. » Pour « sauver des personnes vulnérables d’un danger imminent » ou « chasser des individus menaçant la propriété et l’ordre public ? » questionne la sociologue Florence Bouillon dans Le Monde diplomatique. «  Les propos du ministre de l’intérieur […] attisent encore les soupçons de « parasitisme ». […] Pour une très grande majorité de personnes, l’occupation illicite s’inscrit dans un parcours résidentiel marqué par la précarité » rappelle-t-elle

A la même période, un gymnase de Cachan (94) est « le plus grand squat de France » souligne Libération. Depuis 2003, il accueille entre 650 et 700 personnes, des familles d’une trentaine de nationalités – en majorité des Ivoiriens, des Maliens, d’autres ressortissants d’Afrique du Nord et subsaharienne, de l’Europe de l’Est, des personnes en attente de logement. En août 2006, un fort dispositif policier est déployé pour les expulser. 

Les débats font rage sur les origines d’une telle situation, tandis que les  JT diffusent des images de ces familles démunies, misérables et accusées d’être responsables de leur sort. Le président Jacques Chirac, qui avait été maire de Paris de 1977 à 1995, avait pourtant déclaré en 2001 : « Nous avons saigné l’Afrique pendant quatre siècles et demi… Ensuite, nous avons pillé ses matières premières […] on leur pique leurs cerveaux grâce aux bourses. » Il ajoutera après son départ de l’Elysée « une grande partie de l’argent qui est dans notre porte-monnaie vient précisément de l’exploitation, depuis des siècles, de l’Afrique. […] Alors, il faut avoir un petit peu de bon sens. Je ne dis pas de générosité. De bon sens, de justice, pour rendre aux Africains, je dirais, ce qu’on leur a pris. D’autant que c’est nécessaire, si on veut éviter les pires convulsions ou difficultés, avec les conséquences politiques que ça comporte […]. » Parmi ces conséquences politiques, des personnes forcées de fuir leurs pays pourtant riches mais pillés, qui meurent par le feu dans leur logement ?

Malgré ces déclarations – l’association Survie considère que Jacques Chirac personnifie l’hypocrisie françafricaine  – c’est bien durant sa présidence que Nicolas Sarkozy a promu « l’immigration choisie » pour n’accueillir que les « meilleurs Africains » et créé le ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du développement solidaire. En 2006, il dit lors de l’examen du projet de loi relatif à l‘immigration et l’intégration : « En France, aucun sujet n’est plus complexe, plus sensible que l’immigration. […] Le drame de l’immigration en France, c’est que beaucoup de nouveaux arrivants se trouvent sans logement décent […]. Les conséquences […] peuvent conduire à de véritables tragédies. Je pense bien sûr aux incendies des 25 et 29 août 2005 à Paris qui ont entraîné la mort de 24 personnes originaires d’Afrique, dont de nombreux enfants, logés dans des squats et des taudis insalubres. » Sans transition, il ajoute « Et que dire des indulgences coupables qui ont trop longtemps conduit à tolérer les pratiques les plus contraires à nos valeurs ? Que dire d’un pays qui compte environ 20 000 familles polygames […] ? Comment des populations qui n’ont ni travail, ni logement dignes de ce nom, et qui maîtrisent à peine la langue française, pourraient-elles réussir à s’intégrer en France ? » 

Les associations concernées ont déjà réagi : « Combien de morts pour un sursaut politique ? M. Sarkozy […] responsabilise les sans-papiers alors que, dans cette affaire, il n’y en a pas. Le problème du logement n’est pas un problème de sans-papiers, mais de déficit politique. […] J’aimerais bien voir M. Sarkozy construire un HLM dans sa ville de Neuilly ! » faisant référence au fait que des maires préfèrent être dans l’illégalité et payer des amendes plutôt que respecter la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU). « On pouvait s’attendre à cet incendie. » « Il faut protéger les Africains […] le racisme est la cause de la flamme. » « Des populations, pour la plupart immigrées, se trouvent dans des endroits insalubres parce qu’elles gagnent un bas salaire ou souffrent de discrimination à l’emploi […]. » C’est toujours le cas. 

Une situation qui dure
Dans son rapport sur le
mal-logement basé sur des données de 2001, l’Insee parlait déjà « d’insalubrité, saturnisme infantile, hôtels en état de dégradation, marchands de sommeil et bidonvilles ». Selon les estimations ministérielles,« les risques sanitaires liés à cet habitat [indigne] concernent 400 000 à 600 000 logements […], un peu plus d’un million de personnes ».

Le maire (PS) de Paris Bertrand Delanoë avait promis d’éradiquer l’insalubrité en un mandat. Les associations ont noté des efforts mais le but n’a pas été atteint analysent Les Echos. Sur fond de lutte entre partis, il demande dans une tribune dans le Monde « Insalubrité : qui est responsable de quoi ? » et propose que les municipalités ne respectant pas les 20% de logements sociaux prévus par la loi SRU subissent des sanctions multipliées par cinq.

La ville publie également un rapport afin de « rendre des comptes après cette double tragédie » : « Pour les familles du boulevard Auriol, toutes munies de papiers et ayant un emploi, 32 logements dans le parc social de Paris ont été proposés une semaine après le drame, en majorité des F5 » indique Batiactu.com. Le relogement était donc bien possible, surtout dans une ville où le nombre de logements vacants était estimé à plus de 136 000 à cette période par l’Insee – chiffre réfuté par la Société immobilière d’économie mixte de la Ville de Paris, qui en recensait tout de même 30 000.

Une crise du logement qui s’aggrave
Entre 2005 et 2015, le nombre de personnes sans domicile fixe a augmenté de 50%
. Parmi elles, au moins 448 sont décédées en 2015, le plus jeune, Samir était mort-né, le plus âgé Bessaoud, avait 80 ans, selon le Collectif Les Morts de la rue. Les personnes sans-domicile nées à l’étranger viennent pour beaucoup des anciennes colonies françaises précisent le Collectif et La Croix, qui publie chaque année cette liste.
 

En 2010, à Gennevilliers (PC), des femmes enceintes, des mères et leurs enfants dormaient dans des tentes devant la mairie. A La Courneuve (PC), le souvenir persiste d’une petite fille de rose vêtue qui interrompit ses jeux d’enfants, baissa son pantalon au milieu de la place de la Fraternité pour uriner devant tout le monde, faute de toilettes accessibles. Elle vivait là, comme d’autres familles noires africaines, dans des tentes entourées de tapis, de réchauds de fortunes qui ne demandaient qu’à s’embraser comme en 2005…

D’après un testing national réalisé par le Défenseur des droits publié dans le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur la lutte contre le racisme rendu public en juin, une personne noire a 32% de chances en moins de trouver un logement.
Selon le précédent
rapport, les personnes « perçues comme noires ou arabes [notamment par leur nom] rapportent une expérience de discrimination 2 fois plus souvent que la moyenne (30% contre 14%). […] On ne peut toutefois les imputer […] à leur lien « réel » à la migration, car pour nombre d’entre elles, ce lien peut être lointain (plusieurs générations en amont) ou inexistant (ex : personnes nées dans des territoires ultramarins). »

Même quand elles présentent ceux « les garanties attendues, notamment des revenus réguliers grâce à un emploi stable », elles sont discriminés. Conclusion : « les différences de traitement […] ne peuvent dès lors être fondées sur aucun critère objectif. »

Ces pratiques racistes sont « des freins importants pour l’accès au parc locatif privé [qui] peuvent les contraindre à limiter leurs recherches au parc social […]. Elles entretiennent la ségrégation résidentielle […] contribuant à nourrir les stéréotypes négatifs associés notamment aux « jeunes des cités » ».

Ces drames de 2005 étaient et restent prévisibles, la crise du logement est maintenue et s’aggrave, touchant au total 12,1 millions de personnes de toutes origines et situations confondues d’après le rapport 2020 de la Fondation Abbé Pierre.

En ce mois d’août 2020, quinze ans après ces incendies meurtriers, L‘Humanité révèle que le gouvernement (LREM) prévoit de limiter la suspension de loyers visant les propriétaires d’habitat indigne. « Reculs pour les locataires et cadeaux aux propriétaires et marchands de sommeil » : préparé en application de la loi Elan sur le logement qui devait notamment permettre de lutter contre ces habitats, l’ordonnance maintiendrait les paiements quand l’insalubrité n’est constatée que dans les parties communes. Ces parties communes d’où peut partir un feu qui tue des familles entières…

*Les chiffres sont basés sur les données officielles. Ils peuvent néanmoins varier selon les sources : au moins une femme était enceinte et le bébé à naître n’est pas toujours comptabilisé.

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Illustration : Place de la Fraternité à La Courneuve (93), 2010. Des installations similaires sont toujours visibles dans Paris et dans sa périphérie, accueillant également des personnes exilées ou des Roms. Crédits : Warda Mohamed.

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Journaliste et co-fondatrice du média Ehko.info.

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