[Pol]itique

« La Septième arme » : et si l’armée remplaçait la police en France ?

[« Malheureusement il risque d’y avoir des morts »]. Ainsi commentait un soldat sur France info la décision d’Emmanuel Macron de mobiliser de manière « renforcée » la mission antiterroriste militaire Sentinelle lors des manifestations des Gilets jaunes du samedi 23 mars. Dans les faits, le dispositif était déjà visible et mobilisé dans le cadre de ces manifestations, avec les gendarmes, des véhicules de l’armée déployés dans Paris et les militaires de Sentinelle qui feraient presque partie du paysage depuis 2015.

Alors coup de com’ ? Test pour mesurer l’avis de l’opposition et de la population ? Ou véritable tournant politique ? Après de vives réactions politiques et médiatiques la semaine de l’annonce – à la hauteur de cette déclaration – le sujet semble éludé. [Ehko] l’a suivi pour tenter de comprendre ce qui se joue. Emmanuel Macron s’inspire-t-il de la doctrine de guerre révolutionnaire racontée par David Servenay et Jake Raynal dans La septième arme (La Découverte) pour maintenir l’ordre face aux Gilets jaunes ?

Des policiers empêchés d’intervenir ?

Les Champs-Elysées sont de nouveau bouclés ce samedi dernier 6 avril et les manifestations y seront interdites, comme dans d’autres lieux et villes stratégiques en France « suite aux violences en marge des manifestations de Gilets jaunes ». Chaque semaine, « le pire » est annoncé. Mais un cap aurait été franchi le 8 décembre et surtout le 16 mars. « On était en mesure d’intervenir, on ne nous a pas autorisés à le faire » a indiqué le secrétaire général du syndicat Unsa-Police Philippe Capon sur France info. Il a aussi rappelé que les forces de l’ordre « n’agissent que sur ordre » et expliqué « quand […] en manifestation […] devant nous […] des casseurs sont en train de tout casser, les policiers se disent ‘’Pourquoi on n’intervient pas ?’’. Parce qu’ils n’ont pas les ordres d’intervenir, ça il faut que la population le sache. C’est un choix, on a laissé casser un certain nombre de choses, je pense qu’il y a des responsabilités […] On était en mesure d’intervenir, on ne nous a pas autorisés à le faire ».

Cette déclaration va dans le sens d’une note de la Direction du renseignement de la Préfecture de Police (DRPP). Relayée par le journaliste de L’Opinion Jean-Dominique Merchet, elle prévenait que « de nombreux cortèges sauvages sont à attendre », « le maintien de l’ordre sera difficile à assurer » avec « un regain significatif de mobilisation » et « la présence d’individus déterminés » et que « le lieu emblématique des affrontements sera une fois encore l’avenue des Champs-Elysées ».

En décembre déjà, le syndicat de police Alliance demandait « un recours à l’armée et l’instauration de l’état d’urgence », si d’autres représentants de la police voient d’un mauvais œil la mise en concurrence police/armée, il n’était pas seul à formuler cette demande. Jean-Dominique Merchet relatait le 3 décembre que « l’association de soutien à l’armée française (ASAF) qui rassemble de nombreux anciens officiers, suggère que, si les forces de sécurité ne sont pas en mesure de protéger l’Arc de Triomphe, le détachement Sentinelle se voit confier la mission d’en assurer la protection au sens militaire du terme ». Et d’ajouter « cette situation inquiète la haute hiérarchie militaire, qui redoute de voir les armées impliquées dans de telles missions ».

« A quoi sert l’armée ?  […] Elle est partout » rappelait Pierre de Villiers le 22 novembre 2015, avant d’être le premier chef d’Etat-major des armées à donner sa démission depuis l’avènement de la cinquième République, souligne-t-il dès la première page de son livre Servir. Il y raconte que cette décision s’est imposée à lui suite aux déclarations d’Emmanuel Macron le 14 juillet 2017, un affront pour le militaire, qui donnera lieu à un bras de fer entre les deux chefs. Mais alors qu’il avait annulé toutes les cérémonies habituelles de vœux en début d’année, le président a maintenu ceux aux armées. Voilà pour un bref rappel du contexte.

Son successeur, le chef d’état-major des armées François Lecointre, n’aurait pas été tenu au courant de la volonté de renforcer l’implication de Sentinelle le 23 mars d’après RTL. « C’est l’un de ses collaborateurs qui lui a rapporté la déclaration de Benjamin Griveaux alors que lui-même l’avait découverte dans les médias » rapporte la radio, « un conseil restreint de défense a eu lieu mercredi 20 mars avant le conseil des ministres mais l’information n’avait pas été évoquée non plus ». Sollicité par RTL, Matignon parle alors d’une « sur-interprétation » des propos du porte-parole du gouvernement, indique la radio.

Mais depuis plusieurs semaines déjà, l’exécutif évoquait la mise en place et l’application d’une nouvelle « doctrine du maintien de l’ordre ». Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner l’a confirmé sur France inter mercredi 20 mars. C’est dans ce contexte que Benjamin Griveaux a annoncé la mesure décidée par Emmanuel Macron. Réactions de soldats de la mission Sentinelle sur France info : « On n’a rien à faire dans ces histoires de Gilets jaunes » ou « Les mecs de Sentinelle, ce sont tous des militaires, on ne sait pas faire du maintien de l’ordre ». Sur France info toujours, le général Bruno Leray a prévenu : les militaires pourront « aller jusqu’à l’ouverture du feu ».

Après une semaine de débats et d’interrogations autour de cette décision et de ses retombées, a priori un seul média évoquait avant la vingtième mobilisation du 30 mars l’implication des militaires pour la vingtième journée de mobilisation : « Interrogé par Le Figaro, le colonel Guillaume Thomas confirme que l’opération Sentinelle restera mobilisée ce samedi ». Même constat cette semaine.

Maintien de l’ordre sous Macron, une nouvelle ère ?

« Il n’est pas question et il n’a jamais été question de demander à des militaires d’assurer le maintien de l’ordre républicain » dixit Florence Parly. Sur BFM TV, la ministre des Armées a déclaré vendredi 5 avril « Sentinelle n’est pas intervenue pour faire du maintien de l’ordre et n’interviendra pas, car ce n’est pas sa mission [..] Avec le ministre de l’Intérieur, nous nous coordonnons de telle sorte que policiers et gendarmes, qui assurent d’autres missions notamment dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, puissent être déchargés […] de ces missions que Sentinelle peut reprendre à son compte et ainsi libérer policiers et gendarmes sur leur mission principale, en particulier le samedi : le maintien de l’ordre ». Voilà qui semble clair. Sauf que mercredi 3 avril, le nouveau préfet de police de Paris Didier Lallement expliquait lors de son audition à l’Assemblée nationale « Sans attendre les instructions du […] commandement, les fonctionnaires et militaires qui se sont vu définir des périmètres d’intervention, interviennent. On ne retrouve pas ce qu’on a vu c’est-à-dire des fonctionnaires attendant des instructions [Ndlr. Le 16 mars notamment]. Ils agissent maintenant […] pour faire cesser les troubles ». Surtout, en novembre dernier, au début des mobilisations de Gilets jaunes, l’armée était intervenue à La Réunion : « Ce qui se passe […] à La Réunion est grave […] nos militaires seront mobilisés […] pour rétablir l’ordre public » avait alors annoncé Emmanuel Macron lui-même. La préfecture y avait décrété un couvre-feu, des établissements publics ont été fermés et l’île paralysée, « sous blocus » dénonçaient des habitants sur les réseaux sociaux. Un traitement réservé à ces territoires ? Déjà en mai 1967 en Guadeloupe, l’armée avait été mobilisée avec la police pour réprimer des manifestations de civils, ouvriers et lycéens notamment, faisant 8 morts d’après l’Etat et des blessés. Plus récemment, en 2009, la ministre de l’Intérieur et de l’Outre-Mer Michèle Alliot-Marie avait envoyé « 280 militaires » pour encadrer les manifestations et grèves « contre la vie chère » en Guadeloupe, après la mort d’un syndicaliste. Le LKP, collectif contre la « profitation », avait déclenché la plus longue grève générale de l’histoire guadeloupéenne : « 44 jours pour exiger la fin de l’héritage colonial » rappelait le syndicaliste Elie Domota sur Bastamag.

Pourtant, malgré toute cette confusion, l’annonce du 20 mars semble bien marquer une progression. « C’est la première fois depuis 1947 que des soldats sont officiellement chargés d’une mission de maintien de l’ordre sur le territoire national, hors guerre d’Algérie » indiquait Le Parisien le 21 mars. « […] L’idée depuis la Première Guerre mondiale est que [l’armée] ne soit pas chargée du maintien de l’ordre en France » a rappelé l’ancien colonel et historien militaire Michel Goya au quotidien.

Emmanuel Macron fait-il entrer le « maintien de l’ordre » dans une nouvelle ère ? Ou plutôt une ancienne ère, celle de la doctrine de guerre révolutionnaire décrite par David Servenay et Jake Raynal dans La septième arme ? [Ehko] a rencontré les auteurs avant le début du mouvement des Gilets jaunes. Déjà, comme d’autres connaisseurs du sujet, ils s’interrogeaient sur la politique du président. « On termine le livre sur une interrogation. Le jour où Emmanuel Macron se retrouvera face à ce choix, il faudra qu’il réfléchisse » avertissaient-ils. Ce choix, c’est celui de la doctrine à appliquer en cas de crise grave. Comme celle des Gilets jaunes.

Président de la République et chef suprême des armées

« Paris, dimanche 14 mai 2017. A peine investi, le premier geste du président de la République est de remonter l’avenue des Champs-Elysées pour rendre hommage au soldat inconnu. A la traditionnelle Berline, Emmanuel Macron préfère un command-car kaki de l’armée. Pour qui en douterait, il est désormais le chef suprême des armées ». Ainsi débute le récit graphique La septième arme qui raconte « comment la France a inventé la guerre contre le terrorisme » comme l’indique le bandeau rouge qui barre la couverture et « une autre histoire de la République ». « Jupiter » […] a la conviction d’être à un tournant de l’Histoire. » Depuis deux ans, la France est en effet « en guerre contre le terrorisme islamiste » pour reprendre les propos du président François Hollande, suite aux multiples attentats perpétrés, contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, le supermarché cacher « Hyper casher » le 9 janvier puis à Saint-Denis et dans divers lieux parisiens dont le Bataclan, le 13 novembre 2015. Ces attentats sont les plus meurtriers de l’Histoire récente de la France, ils ont fait 130 morts et plus de 349 blessés.

Conscients du cap que la République vient de passer qui aura de lourdes conséquences sur le long terme, les auteurs David Servenay et Jake Raynal invitent les lecteurs à « Reven[ir] aux origines de cette histoire » dans laquelle s’inscrivent les graves décisions politiques prises depuis 2015, notamment l’instauration de l’état d’urgence et sa pérennisation dans la loi en 2017. Deux ans de travail au total, pour produire une bande dessinée de 141 pages qui permet de faciliter au grand public la compréhension d’une doctrine militaire centrale toujours appliquée en France et à travers le monde, la « DGR ». Trois lettres pour désigner la « doctrine de guerre révolutionnaire que les militaires, régnant en maîtres du jeu politique, surnomment la septième arme » racontent les auteurs dans le livre. Une « doctrine de guerre moderne qui met en œuvre des techniques de conditionnements psychologiques et d’organisation de l’espace susceptibles de transformer la population civile en arme de conflit ultime où la seule issue consiste à éradiquer un groupe désigné par son essence même ». Théorisée en Indochine, appliquée en Algérie et au Cameroun durant la colonisation, cette doctrine forgée, transmise par des générations de militaires à leurs successeurs, a participé à façonner la Ve République, rien de moins.

« Selon la définition de base, la doctrine de guerre révolutionnaire est une manière de faire la guerre au nom du peuple, par le peuple mais in fine contre le peuple. C’est-à-dire qu’on implique toute la société dans un processus conflictuel pour remporter un conflit, c’est ce qui pose problème. Avec la DGR, on entre dans une logique pour définir le fameux ennemi intérieur et extérieur, sur une base essentielle et définie, qu’on ne peut négocier – juifs, musulmans, tutsis, verts, etc. Mais pour revenir à la paix, il faut pouvoir revenir à la table des négociations or l’ennemi ne peut pas négocier et ne plus être ce qu’il est, le conflit est ainsi infini et sa seule issue est l’éradication de l’ennemi, avec au pire un génocide ou un massacre de masse » détaille David Servenay.

« Les militaires incarnent la République ! »

Gabriel Périès, politologue, enseignant-chercheur et spécialiste de la guerre révolutionnaire indépendant de l’armée, « qui a écrit dans les années 80 une thèse de 1500 pages sur la dimension sémiologique de l’application de cette doctrine », indiquent les auteurs, relate dans le livre le contexte dans lequel la DGR a été pensée. En 1945, « Hitler a perdu, mais, tactiquement, les états-majors alliés considèrent qu’il a gagné le conflit ». Se pose alors la question de la stratégie. La République amorce un tournant dans son rapport à la guerre. Les théoriciens français chargés de mettre en place une nouvelle stratégie se basent sur La Guerre totale, publié en 1936 en Allemagne. « La guerre moderne va voir s’opposer des ‘’races’’ et des potentiels économiques et industriels. Il n’y aura plus de différence entre civils et militaires, entre le front intérieur et le front extérieur. La propagande fera de la population un enjeu et une cible ».
Cela s’inscrit dans un contexte de guerres de décolonisation, il s’agira alors de « gérer la lame de fond indépendantiste » – quitte à prendre pour modèles les nouveaux ennemis « Mao, Ho Chi Minh, Staline… ».

Le théoricien et artisan de cette doctrine est Charles Lacheroy, officier formé à Saint-Cyr, mort en 2005 à près de 100 ans. Lacheroy débute sa carrière en Indochine, il conseillera deux ministres de la Défense, en 1954 et 1956. Sa théorie sera appliquée en Algérie « il théorise l’action du général Jacques Massu à qui le gouvernement confie les pleins pouvoirs à Alger en 1957 ». Ce récit de la victoire de la France lors de la bataille d’Alger participe jusqu’à présent à la renommée de la stratégie militaire française, elle permet aux Etats-majors français successifs de vendre ce modèle à travers le monde (1).

Une doctrine militaire exportée dans le monde entier

Les militaires ont-ils facilement accepté de répondre aux questions des deux journalistes ? « Oui. Toutes les personnes vivantes ont accepté d’être interviewées pour parler de cette doctrine contre-insurrectionnelle. Le seul qu’il n’a pas été possible de rencontrer est le général américain David Petraeus, nous avons cité une de ses interviews. On imagine l’armée comme un monde de huis clos mais depuis quelques années, les militaires ont compris l’intérêt du dialogue, car la guerre se gagne aussi sur le terrain » avance David Servenay. Pourquoi les militaires parlent-ils plus que les politiques ? « Ils n’ont pas trop de pudeur car eux disent avoir fait leur travail avec le plus grand professionnalisme et attribuent la responsabilité aux politiques. En général, leur position c’est qu’ils répondent aux ordres et les exécutent alors qu’on les rend comptables de politiques. Une des particularités de la DGR, c’est qu’elle fait de la figure militaire une figure politique, c’est la dimension cannibale de la doctrine, ce qui aboutit au putsch en Algérie. Aujourd’hui les politiques restent toujours dans cette position de déni total ».

 

Cette DGR explique la tentative de coup d’État contre le général de Gaulle à Alger en 1961, après le coup d’État de 1958 : « Les militaires croient être les maîtres du jeu politique, comme le préconise la doctrine. Ils ont eu les pleins pouvoirs. Ils pensent incarner la République ! » En 1962, De Gaulle interdit l’enseignement de la doctrine dans les écoles d’officiers. Mais ces militaires bénéficieront d’« une amnistie générale de toutes infractions commises en relation avec les événements d’Algérie », notamment celles « commises par des militaires servant en Algérie» votée par le Sénat et l’Assemblée nationale. Le président promulguera la loi le 31 juillet 1968.

« Officiellement, c’en est fini de la septième arme ! Mais la guerre révolutionnaire va entamer une nouvelle vie. Tous ses spécialistes sont dispersés dans le monde entier. » Ses spécialistes vont « partager leur savoir-faire avec les alliés de la France » rappelle Gabriel Périès. Le dessinateur Jake Raynal propose un schéma dictatique, illustrant le rôle de figures majeures des armées, présentant les personnages-clés, leurs liens et leur parcours dans plusieurs pays.

A travers le monde, le modèle français est déployé : élimination des opposants communistes au Vietnam ; massacres de masse en Bolivie, Uruguay, Chili, au Brésil… La CIA, conseillée par des Français, s’inspirera des services secrets français, du général Paul Aussaresses « maître de la terreur » et Marcel Bigeard pour contrer toute opposition. « En Argentine, les militaires iront jusqu’à reprendre la technique dite des ‘’crevettes de Bigeard’’ : les opposants sont largués par hélicoptère dans le Rio de la Plata » un estuaire « comme à l’époque de la Bataille d’Alger ». Ce qui n’est pas sans rappeler les pratiques de l’armée américaine avec la dépouille d’Oussama Ben Laden… Au Cameroun, le haut-commissaire Pierre Mesmer « va utiliser la même méthode qu’en Algérie… avec les élèves de Lacheroy » sur les indépendantistes. « Cette guerre révolutionnaire aurait fait, en quatre ans, de 12 000 à 120 000 morts. A l’époque, personne n’en a jamais vraiment parlé. Même pas la presse… »(2).

Dix-huit mois avant le génocide au Rwanda de 1994, « la version la plus aboutie de la DGR », « toute sa doctrine était écrite noir sur blanc ». Le pouvoir français est ainsi impliqué à plusieurs niveaux, même s’il continue à s’en défendre 25 ans après (3). Des pages rouges illustrent ce génocide, comme la torture en Algérie. Pourquoi les auteurs parlent-ils de « dérapage politique » pour qualifier ce qui semble être sa parfaite application ? « A partir du moment où des politiques prennent la responsabilité de s’engager sur un terrain si un conflit éclate, ils savent que ça va être extrêmement sanglant. Des analyses sont publiées avant, en février 1994 par exemple, la CIA estime que 500 000 personnes pourraient être tuées, en conscience, on s’engage. Mitterrand aurait dit  »Dans ces pays-là, un génocide n’est pas trop important ». C’est une guerre noire. On sait l’influence de la matrice intellectuelle et idéologique, chacun l’enrichit l’adapte, en fonction du terrain… Il y a une permanence des échanges et en terme d’efficacité stricto sensu et de nombre de morts c’est au Rwanda que l’application de la doctrine a été la pire ».

Dans les années 90, c’est du côté de l’Ex-Yougoslavie que la DGR sera appliquée. Puis lors de la première guerre du Golfe, en Israël et après le 11 septembre, en Afghanistan notamment. Elle y connaîtra un tel échec d’après les militaires, qu’elle sera critiquée au plus haut niveau. « Petraeus, lors de sa première expérience en Irak, découvre la DGR. Il comprend que les Etats-Unis doivent se mettre la population dans la poche sinon ils seront sûrs de perdre. Il retourne aux Etats-Unis, occupe un poste à l’école de guerre, fait travailler des officiers sur la doctrine, redécouvre David Galula [Ndlr. Militaire français, théoricien de la contre-insurrection] puis est nommé patron des opérations en Afghanistan. Il utilisera la même terminologie que Lacheroy, adaptée à l’armée et au contexte. Malgré leurs efforts, ils ne parviennent pas à retourner la population. Donc ils perdent politiquement. Ce qui nous a intéressés, à partir de cette expérience, c’est qu’avec l’Afghanistan, la doctrine a fait son retour : c’est Petraeus qui fait revenir ce courant dans la doctrine militaire de l’armée américaine et celle de l’OTAN. Puis, l’armée française l’intègre à nouveau dans son corpus, dans un texte doctrinal inter-armées destiné à être appliqué en territoire extérieur, par exemple au Moyen-Orient et dans la zone subsaharienne. Le texte d’une centaine de pages reprend point par point l’essentiel de cette doctrine. Le colonel Trinquier par exemple, grand architecte de la lutte dans la Casbah d’Alger, est cité toutes les deux pages pratiquement » raconte David Servenay.

Le tournant de 2007

L’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 « change la donne stratégique » : « plus de différence entre l’extérieur et l’intérieur, et on fait la guerre au terrorisme ». Se livre alors une lutte entre Alain Bauer et ses proches, tenants de la « sécurité » et du continuum sécurité-défense et les généraux. « Alain Bauer nous a longuement reçus » indiquent David Servenay et Jake Raynal. « C’est un spécialiste de la sécurité intérieure qui sent alors que Nicolas Sarkozy va être élu. Il se voit patron de la DGSE [Ndlr. Direction générale de la Sécurité extérieure, services de renseignements français] par exemple ou prendre d’autres hautes fonctions. Il co-signe une espèce de texte programmatique avec Michel Rocard dans  »La revue de défense nationale » où il écrit qu’il n’y a pas un seul ennemi, mais qu’il est hybride. Il met l’armée en position de revenir sur le territoire national. Il intègre le concept de sécurité nationale, prend le modèle américain, qu’il veut appliquer en France. Il arrive à convaincre Sarkozy, qui intègre la sécurité dans le titre du Livre blanc de la défense de 2008. La France réintègre l’OTAN, alors que la position de Bauer suscite l’ire de tous dans le domaine stratégique, qui la vivent comme une OPA sur la pensée stratégique ».

Ce tournant a été amorcé dans les quartiers populaires, lors des révoltes qui ont suivi la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré lors d’une intervention policière en 2005. « Quand Dominique de Villepin [Ndlr. Alors premier ministre] sollicite sa hiérarchie pour décréter l’état urgence dans les quartiers pendant les émeutes, quelques esprits refusent, disent qu’il ne faut pas faire ça, que ça va mal se terminer. Les militaires sont très conscients. Il savait donc ce qu’il faisait » analyse David Servenay.

Le 28 avril 2018, un samedi où les Gilets jaunes ne se faisaient pas encore entendre, les proches d’Adama Traoré organisaient une « après-midi boxe » à Beaumont-Sur-Oise en mémoire à cet homme de 24 ans, mort à la gendarmerie de Persan, le 19 juillet 2016 et dont les circonstances du décès telles qu’énoncées par les forces de l’ordre a été depuis à plusieurs reprises démentie par des expertises. Présente sur place pour Le Bondy Blog, Amanda Jacquel décrit « L’absence des soutiens des mouvements sociaux parisiens n’est pas la seule à se faire remarquer : trente minutes après le début de l’événement, ce sont deux jeeps militaires de l’opération Sentinelle – Vigipirate – suivie par une kangoo de la gendarmerie qui débarquent. Sept militaires, en tenue, descendent sur le terrain, tous armés. Cinq restent aux extrémités et deux s’approchent. Ils resteront environ quinze minutes avant de repartir. […] Au total, sur les quatre heures de l’événement, sept véhicules des forces de l’ordre passeront en roulant au pas aux abords du terrain de foot. » Le ministère de la Défense répond au Bondy Blog sur la présence militaire : « […] le dispositif de l’opération Sentinelle est dynamique, c’est à dire que les militaires sont mobiles. Ainsi, ils peuvent assurer une présence lors de rassemblements de population afin de renforcer la protection des participants contre une éventuelle menace […] ». Mais encore une fois, cela illustre le traitement particulier réservé aux quartiers populaires et leurs habitants, avant son application au reste de la population.

Semblant incapable d’apporter une réponse politique au mouvement « Gilets jaunes », le gouvernement continue de miser sur la dimension sécuritaire et la répression en allant jusqu’à opposer policiers et militaires. Des troupes « fatiguées physiquement » selon l’aveu du préfet Lallement, laisant présager un possible « dérapage »…

« On entre dans un débat très intéressant sur les méthodes qui seront appliqués, l’équilibre entre la police et l’armée, le rôle de chacun et les armes utilisées. Le maintien de l’ordre par la police à l’intérieur et par l’armée à l’extérieur, ce n’est pas la même chose. Avec Vigipirate et Sentinelle, dont les militaires eux-mêmes pointent l’inefficacité, un quadrillage militaire existe mais en cas de crise, que fera-t-on de ce dispositif ? On vit une glissade, petit à petit, les lignes rouges bougent, notamment avec l’entrée de l’état d’urgence dans la législation voulue par Emmanuel Macron. Ceux que nous avons interrogées disent que si on applique la DGR, on perd d’emblée » termine David Servenay.

(1). Le chercheur Mathieu Rigouste travaille sur ce récit dans le cadre du projet « Un seul héros, le peuple », soutenu par [Ehko].

(2). Lire aussi Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Manuel Domergue, Jacob Tatstsa, Thomas Deltombe, La Découverte, 2011.

(3). Sur le sujet, lire le rapport de l’association française Survie « Déni et non-dits : 25 ans de mensonges et silences complices sur la France et le génocide des Tutsis du Rwanda ».

[Apostille] Pour approfondir le sujet de la doctrine de guerre contre-révolutionnaire, [Ehko] vous recommande le livre L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine (La Découverte, 2011), Mathieu Rigouste y aborde en détails (c’est l’objet de sa thèse de doctorat) les questions abordées dans La septième arme.

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Journaliste et co-fondatrice du média Ehko.info.

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