[Inter]view

« Gaza Stories », dire Gaza autrement

[Iyad Alasttal est un réalisateur gazaoui] avec une vision de son métier. De celle qui estime que les images peuvent et doivent changer les perceptions et représentations. Quand il filme, le jeune homme ne pose pas seulement un cadre pour traduire la réalité dans une grammaire cinématographique. Il veut tout autant que ce qu’il filme ait un sens et une fonction. Cet originaire de Khan Younès est déjà aguerri dans son métier puisqu’il a réalisé des documentaires qui ont obtenu des prix dans des festivals en Egypte, en France, au Liban, au Royaume-Uni, en Italie, en Tunisie et en Palestine. Parfois, Iyad Alasttal travaille aussi comme traducteur avec les délégations et journalistes français à Gaza.

Né durant la première Intifada, il dit n’avoir jamais rien connu d’autre que la colonisation puis le blocus de Gaza. Iyad Alasttal se considère pourtant comme chanceux. Si sa famille n’a jamais quitté la Palestine, lui a pu en sortir grâce à l’aide de l’ONG Corsica Palestina. Il a, à l’âge de 24 ans, obtenu une bourse universitaire afin d’étudier en Corse le cinéma. « Pour un Gazaoui, voyager, sortir seulement du territoire n’est pas facile. En Corse, j’ai travaillé sur un court documentaire sur un pêcheur corse » explique-t-il à Ehko, alors que de passage à Paris, il vient de tenir une série de réunions publiques pour montrer son travail et expliquer le quotidien de Gaza et de ses habitants.

Car de ce séjour corse, il garde un français impeccable et une vision aiguë de l’importance des récits et des narrations dans toute lutte politique. De sa passion pour l’image et le son, le réalisateur en a fait le moyen pour aider son peuple, Gaza et plus largement pour la reconnaissance de ses droits politiques et nationaux des Palestiniens. « Le cinéma est un passeport pour moi, pour voyager mais aussi et surtout pour montrer la situation de Gaza, de la Cisjordanie. Je considère que chaque Palestinien peut aider à cette lutte, par son travail, sa façon de vivre, son témoignage ».

Iyad Alasttal a d’abord réalisé deux documentaires remarqués. Le premier suivait le quotidien d’une femme, Salouah, qui conduit un bus scolaire à Gaza. « Je voulais montrer une autre image de la femme palestinienne. Salouah est indépendante, pleine de vie, et elle parle d’égal à égal avec les hommes ». Au-delà de Salouah, c’est aussi Gaza qui défile, les enfants qui vont à l’école en uniformes scolaires, le quotidien malgré tout : malgré le blocus ; malgré les conditions économiques et sanitaires, chômage endémique et territoire au bord de l’asphyxie ; malgré les bombardements israéliens.

Son second documentaire est consacré – et dédié – à Razan Al Najjar, cette infirmière tuée par un sniper israélien le 1er juin 2018. Alors qu’elle portait secours à un blessé lors d’une Marche du retour, Razan Al Najjar avait été mortellement blessée à la poitrine. Elle intervenait alors pour évacuer des blessés palestiniens manifestant près de la frontière entre Gaza et Israël. Le lendemain, ses obsèques avaient réuni plusieurs milliers de personnes. Une enquête préliminaire israélienne avait affirmé que « aucun tir n’a visé délibérément ou directement » la jeune femme, tout en interrogeant la réalité de sa fonction d’infirmière bénévole. Pourtant, les Nations unies à New York ont publié un communiqué pour exprimer leur inquiétude au sujet de cette mort, estimant que Razan Al Najjar était alors « clairement identifiée comme membre du personnel médical » par son gilet portant le signe du Croissant-Rouge.

Iyad Alasttal a alors décidé de filmer les parents de la jeune infirmière tuée à l’âge de 22 ans, « Chaque vendredi, il y avait des blessés et des morts. Je transmettais les informations à des ONG pour faire connaître la situation sur place. Avec cet assassinat, il fallait faire plus. J’ai décidé de partir sur les traces de Razan et j’ai démarré le tournage un mois après sa mort. J’ai contacté l’UJFP qui a décidé de s’associer à l’AFPS et Le Temps de la Palestine pour lancer une souscription. Je ne la connaissais pas avant mais j’ai découvert qui elle était après sa mort. Elle a été visée délibérément. Le côté droit de son corps a été entièrement détruit par une balle explosive. L’armée israélienne a pris le prétexte qu’elle avait un sac à dos et qu’elle s’était approchée d’un blessé. Razan était civile, bénévole, elle portait des signes distinctifs du PMRS (Palestinian Medical Relief Society) sur sa veste. Le tireur d’élite israélien les voyait clairement dans sa lunette de visée. Elle était protégée par des conventions internationales. Si je n’avais pas fait ce documentaire, ça aurait été pour moi comme être complice de ce crime » explique-t-il. Les parents de l’infirmière ont accepté de témoigner et d’accompagner Iyad Alasttal pour présenter le documentaire à l’étranger.

Depuis mars dernier, c’est un autre projet qui occupe Iyad Alasttal : « Gaza stories », « Des histoires de Gaza ». Il s’agit d’un projet multimédia palestinien disponible en français, qui veut montrer au reste du monde la résilience des Palestiniens de Gaza et comment ils arrivent à vivre au quotidien. Depuis le 30 mars 2019, plus de 50 films ont été réalisés et diffusés via les réseaux sociaux. Constituée autour du réalisateur, une équipe de cinéastes et journalistes gazaouis réalisent des films, reportages, documentaires et informations filmées sur la vie quotidienne et les questions politiques, économiques, sociales, associatives, artistiques et culturelles. « Aujourd’hui grâce aux réseaux sociaux, l’information passe très vite, mais la désinformation ou les fake-news aussi. Notre mission est de donner à voir des points de vues des Palestiniens de Gaza. »

« Gaza Stories » propose donc une histoire hebdomadaire, généralement le vendredi. Une banque d’images est aussi disponible pour tous les médias qui souhaiteraient travailler sur Gaza et sa situation. « Nous pouvons fournir des images aux médias. Notre objectif est de lier des partenariats avec les médias étrangers. On en a contacté pour leur proposer une collaboration. Nous avons sur place toutes les compétences humaines et techniques pour faire un excellent travail. » Pour le moment, ces histoires sont seulement traduites en français. « Mon but est de faire Gaza stories en anglais et en français. Mais en langue française, il y a un manque d’images sur Gaza, cela équilibre en un sens ».

A travers ce travail, on découvre le quotidien de Gaza. Rana par exemple, jeune Palestinienne, qui, dans la cour de la maison familiale, sculpte d’immenses statues éphémères de sable fin. Son frère a été blessé durant une Marche de la terre et c’est pour exorciser cette douleur que Rana a choisi ce moyen d’expression. Dans une autre vidéo, les Gazaouis se pressent pour faire les derniers achats de l’Aïd Al fitr. Puis il y a Saïd et son refuge pour animaux abandonnés. Ibrahim en habit traditionnel du mesaharati ou conteur qui parcoure Gaza la nuit avec son tambourin. Oum Hani qui nous explique comment réaliser des gâteaux traditionnels, des qatayefs aux kaaks. Une nouvelle recette du poulet mandi. Des rires et des jeux d’enfants dans un parc d’attraction. La riche histoire de Gaza que Waled conserve et protège dans son petit musée. Des petits riens de la vie quotidienne qui font mémoire d’une vie, société et culture vivantes.

« Gaza Stories est né du désir de montrer l’autre visage de Gaza. Tout le monde pense que ce territoire est comme Tora Bora, destruction et ruines. Mais c’est surtout 2 millions d’habitants qui vivent, travaillent, font, agissent. Je voulais montrer la vie quotidienne. J’essaie de varier les sujets pour narrer la vie d’un peuple, des histoires singulières. Je travaille avec une équipe qui évolue. Je cherche des collaborateurs qui comprennent la dimension militante du projet. Cela peut être compliqué de filmer à Gaza, d’obtenir les autorisations nécessaires. Ou simplement que les gens acceptent d’être suivis et filmer. Qu’ils soient à l’aise devant la caméra. C’est tout un travail. »

Toute la force de « Gaza stories » est de réussir à faire oublier sa caméra. Ses protagonistes sont d’un naturel désarmant, à l’instar de cette petite fille, folle d’équitation, qui explique qu’elle s’inquiète pour son cheval à chaque bombardement israélien. Pensive devant sa fenêtre, alors que le ciel s’emplit d’un vrombissement têtu, elle observe simplement qu’elle s’est habituée à ces drones israéliens qui emplissent le ciel gazaoui de leur présence continue « Les drones israéliens ne quittent jamais le ciel de Gaza. On dit que Gaza est une prison à ciel ouvert. C’est pire. C’est une prison à ciel fermé. Le ciel est entièrement contrôlé par l’armée israélienne. » Le quotidien gazaoui passe aussi par les stigmates des guerres et destructions qui fragmentent ce territoire exigu. Que ces stigmates se perçoivent sur les bâtiments ou sur les êtres vivants. Le projet suit ainsi ces amputés, handicapés, rescapés des « Marches du Retour». Un quotidien de résilience et de combat qui prend forme pour eux par des choses simples comme continuer à faire du sport malgré le handicap.

Au sortir du visionnage de ces vidéos, on ne peut s’empêcher de songer que si elles montrent une normalité bienvenue dans le pesanteur quotidienne d’un peuple sous blocus, elles peuvent tout autant induire une normalisation de cette situation. En normalisant la vie quotidienne à Gaza ce projet n’entretient-il pas l’idée qu’au fond la vie à Gaza est supportable, voire simple, voire encore tenable ? Iyad Alasttal a conscience de cet écueil. « Il y a Gaza côté souffrance mais il faut également se rappeler qu’il y a Gaza avec de la vie. Ce sont deux réalités. Le monde entier a une vision sombre de la Palestine. S’il voit la souffrance en Cisjordanie, celle de Gaza est décuplée. Mais il y a aussi une résistance. Exister c’est résister. C’est ce que font les Palestiniens. Tout est acte de résistance, le quotidien comme les gestes de vie. »

Est-ce pour cela que certaines vidéos s’attachent à retracer la mémoire, l’histoire et les traces de la présence palestinienne ? Que ce soit à travers le savoir-faire artistique ou les musées, toute une vigueur et vitalité d’une société menacée de sociocide est ainsi rappelée par le réalisateur. « J’ai réalisé plusieurs vidéos qui montrent l’importance de l’histoire. Des Gazaouis qui retracent l’histoire de la présence palestinienne sur cette terre. La politique israélienne consiste à nier, étouffer voire confisquer la culture palestinienne, voire moyen-orientale : nourriture, musique, symboles. C’est une grande bataille culturelle et économique qui se joue aussi. Voilà pourquoi j’ai pu filmer cette dame palestinienne qui faisait des gâteaux traditionnels. Chacun se fait le gardien d’une mémoire qu’il garde vivante. »

Iyad Alasttal en est certain, les Palestiniens continueront leur lutte. « Israël croit qu’avec le temps les Palestiniens vont oublier et se résigner. Mais c’est le contraire qui arrive. La lutte et la résistance se renforcent. Au regard de l’histoire, d’autres régimes sont tombés, mur de Berlin, l’Algérie coloniale, l’Apartheid sud-africain. Les Palestiniens sont un peuple très éduqué et qui a le sens de l’histoire ».

« Gaza stories » est à retrouver sur YouTube, Facebook et Twitter (vidéos en arabe, sous-titrées en français). Une campagne de financement participatif est en cours (fin le 31 décembre 2019).

Sur [Ehko], l’information est en accès gratuit mais notre travail a un coût.
Soutenez-nous à la hauteur de vos attentes.

PayPal, le réflexe sécurité pour payer en ligne

Cet article a été initialement publié en anglais sur le site MEMO.

Crédit photo : Iyad Alasttal – Tournage à Martigues, juillet 2019. Avec l’aimable autorisation d’Iyad Alasttal.

Article précédentArticle suivant

Send this to a friend