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« Comme si l’occupation empoisonnait tout » : interview de l’Israélienne Nurit Peled-Elhanan

Israël offre un paysage politique de moins en moins contrasté car il demeure soudé par un mélange étonnant et détonnant de nationalisme(s), politique, religieux ou les deux à la fois. Dans ce paysage israélien où la colonisation semble être devenue un fait acquis irréversible, la voix de Nurit Peled Elhanan, universitaire et Prix Sakharov 2001, est atypique.  [Ehko] l’a interviewée.

[Les élections législatives] prévues au 9 avril approchent. Benjamin Netanyahou est bousculé par ses soucis judiciaires et débordé politiquement. Débordé d’abord sur son extrême-droite, par un Naftali Bennett, à la tête du parti HaYamin HaHadash (« Nouvelle droite »), une formation ultra-nationaliste récemment fondée et ministre actuel de l’Education. Bennett alterne ainsi soutien public au Premier ministre et critiques tout autant publiques, qu’il estime la politique de Netanyahou ministre trop timorée ou qu’il plaide ouvertement pour une annexion pure et simple de la Cisjordanie. Sur son centre droit et gauche, Benjamin Netanyahou est également débordé par l’alliance entre ses principaux rivaux, ancien chef de l’état-major et à la tête du parti Hossen Le Israël («Puissance ou résilience d’Israël») et Yaïr Lapid, à la tête du parti centriste Yesh Atid (« Il y a un futur »). Cette alliance comprend aussi deux autres chefs d’état-major, Moshé Yaalon et Gaby Ashkenazi.

Dans ce paysage politique militariste, la voix de Nurit Peled Elhanan est à peine audible. Sur ces élections, elle jette un regard détaché : « Ils sont tous pareils au fond. Benny Gantz est présenté comme celui qui pourrait débarrasser le pays de la corruption de Netanyahou. Il s’est même vanté d’avoir « éliminé » plus que 2000 personnes dont 550 enfants » dans un spot électoral, et d’avoir renvoyé Gaza «  à l’âge de pierre » quand il était chef de l’état-major durant la guerre contre Gaza de 2014 » explique-t-elle à [Ehko], de Jérusalem où elle réside.

Une famille israélienne

Née en 1949, un an après la création de l’Etat d’Israël, Nurit Peled Elhanan est une universitaire israélienne spécialiste des sciences de l’éducation. Elle est la fille de Mattityahou Peled, général et figure israélienne singulière. Après la victoire de la guerre des Six Jours,  dont il a été pourtant l’un des artisans, Mattityahou Peled s’était élevé contre la politique de colonisation israélienne. Professeur de littérature arabe à l’Université de Tel-Aviv dans le civil, il a élevé ses enfants dans la connaissance de la culture et la langue arabe. Et des Palestiniens.

Le Général Peled fondera avec Uri Avneri, figure bien connue de la gauche israélienne, le Gush Shalom, ou «Bloc de la paix». Cette organisation pacifiste milite encore pour la paix entre Israéliens et Palestiniens en vue de la reconnaissance mutuelle des deux peuples. Mattityahou Peled était un militant pacifiste radical et partisan du dialogue entre Israël et l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et du retrait total des Territoires occupés à la conquête de laquelle il a personnellement joué un rôle majeur. Membre de la Knesset, il y a souvent exprimé des points de vue controversés et considérés comme d’extrême gauche, selon les termes israéliens.

Etonnant atavisme donc pour Nurit Peled Elhanan qui mêle une histoire familiale étroitement liée à la construction et à la défense d’Israël et à la défense des droits nationaux des Palestiniens. « Mon père était un vrai patriote. Mais une fois la guerre finie, il savait qu’il fallait faire la paix et vivre avec les voisins arabes et avec les Palestiniens. Il était pour deux Etats, côte à côte. Dès 1967, il a milité pour le retrait total des Territoires occupés, même s’il avait combattu lors de cette guerre ». Elle se souvient, « Pendant la guerre [NDLR. De 1967], comme les forces israéliennes avançaient sans savoir ou s’arrêter, il avait proposé d’entrer dans toutes les capitales (égyptienne, syrienne etc) et d’en sortir avec un accord de paix. Mais il n’a pas été écouté ».

Cette intellectuelle symbolise ainsi à elle seule toute l’étendue et la complexité du drame israélo-palestinien. Pourtant Nurit Peled Elhanan ne réclame que la justice, « rien » que la justice comme unique solution et viatique. Elle obtiendra pour son combat le Prix Sakharov « pour la liberté de l’esprit », en 2001 en tant que représentante de « tous les Israéliens qui prônent une solution négociée du conflit ».

Son action publique prendra deux formes. Au plan national, Nurit Peled Elhanan est membre du Cercle des familles endeuillées pour la paix Singulière organisation pacifiste israélo-palestinienne qui réunit des parents qui ont le deuil en commun mais aussi la volonté de transformer leur tragédie personnelle en combat pour la paix. Ce deuil, Nurit Peled Elhanan et sa famille le connaîtront quand, en 1997, sa fille Smadar, alors âgée de 14 ans, sera tuée dans un attentat suicide perpétré par un Palestinien à Jérusalem. Après cela, Nurit Peled-Elhanan déclarera pourtant : «Ces attentats sont la conséquence directe de l’oppression, de l’esclavage, des humiliations et de l’état de siège imposé par Israël au peuple palestinien. Ces attaques sont des réponses à nos actes […]. Bien sûr, le terrorisme auquel ils se livrent paraît plus atroce que les bombardements perpétrés par notre armée sur les camps de réfugiés mais, au fond, les dommages que nous causons sont pires ».

Nurit Peled Elhanan est l’une des promoteurs, au côté notamment de la palestinienne Leïla Shahid, du Tribunal Russell sur la Palestine. Inauguré alors en présence de l’ancien ambassadeur français Stéphane Hessel, l’objectif de ce Tribunal est de « réaffirmer la primauté du droit international comme base du règlement du conflit israélo-palestinien ». Il constitue une initiative intéressante de membres de sociétés civiles aussi différents que le réalisateur britannique Ken Loach, l’avocate française Gisèle Halimi ou le diplomate suisse Jean Ziegler. Le Tribunal Russell a ainsi pu pointer « les manquements et complicités de l’Union européenne dans la prolongation de l’occupation des Territoires palestiniens et les violations par Israël des droits du peuple palestinien ». Il a également souligné la complicité de certaines entreprises qui coopèrent de facto à la pérennité de l’occupation donc à la violation des droits des Palestiniens.

Le Palestinien comme figure de l’Autre

Nurit Peled Elhanan est universitaire et enseigne les sciences de l’éducation à l’Université de Jérusalem. A ce titre, elle a analysé la représentation des Palestiniens dans les manuels scolaires israéliens. Selon ses travaux, les Palestiniens y sont ainsi appelés systématiquement « Arabes ». Loin d’être anecdotique, cette dénomination revient tout simplement à nier le peuple palestinien en tant que nation particulière et à suggérer que les Palestiniens peuvent simplement se fondre dans d’autres pays arabes. C’est tout le sens d’ailleurs de la célèbre phrase de Golda Meir, ancienne Premier ministre israélienne : « Il n’y a pas de peuple palestinien ».

Nurit Peled Elhanan dénonce cette représentation des Palestiniens comme raciste. Elle affirme que leur seule représentation est comme des « réfugiés, des agriculteurs primitifs et des terroristes », tout sauf « une personne normale » : « ils sont décrits comme vils, déviants et criminels. Des gens qui ne paient pas leurs impôts, qui vivent en dehors de l’Etat et n’aident pas au développement ». Elle ajoute : « Vous ne verrez jamais un enfant palestinien représenté en tant que docteur, enseignant, ingénieur ou fermier moderne ». Elle estime ainsi que « les enfants israéliens sont nourris depuis la petite enfance avec des thèmes nationalistes ».

Dans ces manuels scolaires, les cartes d’Israël représentent non pas « l’Etat d’Israël » aux frontières définies mais « Eretz Israel », expression qui découle tout droit de la terminologie religieuse. Ses travaux s’inscrivent ainsi dans la droite ligne d’un Edward Saïd qui a pu démontrer dans L’Orientalisme comment « l’Orient » a été la création factice et fictionnelle d’une Europe colonisatrice, à coup de « modèle civilisationnel » à « exporter ».

Ses positions politiques et universitaires ont valu à l’intellectuelle israélienne une mise au ban académique. En s’attaquant directement à l’autofiction nationale israélienne, elle s’est heurtée non pas à une stratégie frontale d’opposition mais à une stratégie d’étouffement universitaire : « On a cessé de m’inviter à des colloques ou des conférences dans mon domaine d’expertise. C’est le prix à payer ».

Si Nurit Peled Elhanan dénonce la situation faite aux Palestiniens, elle souligne également que la société israélienne n’en sort pas indemne, que ce soit moralement et politiquement. « Les Palestiniens sont contrôlés par Israël, privés de leurs droits élémentaires. Mais par ailleurs la société israélienne emprunte de plus en plus un chemin de restriction de la liberté d’expression : pas moins de 25 propositions de lois ont été déposées ces dernières années pour criminaliser la critique de la politique israélienne ; que ce soit le soutien à BDS (NDLR :  Boycott, Désinvestissement et Sanction, campagne internationale qui vise aux boycottage d’Israël, économique, sportif, culturel et universitaire tant que durera la colonisation) ou la simple référence au terme ‘’Nakba’’ (NDLR : « Catastrophe » ou exil forcé des Palestiniens en 1948), ou les lois visant les organisations de droits humains qui défendent les droits des Palestiniens ».

Elle observe que si 20 % de la population israélienne est palestinienne, leurs droits ne sont pas les mêmes que ceux de leurs compatriotes juifs. « Ils bénéficient certes des droits civiques, mais les villes arabes comme Nazareth et Akka ou Um al Fahem  par exemple reçoivent moins d’aides publiques. Il existe aussi des lois discriminantes car certains avantages, aides au logement, accès à certaines fonctions ou bourses d’études sont conditionnés à l’accomplissement du service militaire. Or, les Palestiniens de citoyenneté israélienne n’effectuent pas ce service. Les Israéliens palestiniens n’ont pas non plus accès aux permis de construire, que ce soit au niveau municipal ou au plan individuel. Pour ce qui concerne les députés arabes, une loi a été votée qui permet à 90 députés de la Knesset d’expulser d’autres députés. Cette loi vise ces députés arabes comme Hanin Zoabi ou tous ceux qui contestent la politique israélienne ».

«La société israélienne est aussi militariste, les rapports humains y sont durs, avec des discriminations et racisme envers les juifs arabes, les Palestiniens ou les Ethiopiens. Comme si l’occupation empoisonnait tout.»

Les positions de l’universitaire israélienne ne font pas l’unanimité dans son pays. D’autant plus qu’elle articule la nécessité de justice pour les Palestiniens et de vérité pour les Israéliens. « Une société qui domine une autre société n’en sort pas non plus indemne. Le coup social de l’occupation est catastrophique. On ignore hors de ce pays qu’un enfant israélien sur trois ne mange pas à sa faim. Plus de 1000 étudiants israéliens choisissent chaque année d’émigrer. La politique libérale de Netanyahou est brutale pour les plus pauvres. Mais les mouvements sociaux sont tus car il y a cette occupation et cette peur entretenue par les politiques d’être détruits par les pays voisins arabes. La société israélienne est aussi militariste, les rapports humains y sont durs, avec des discriminations et racisme envers les juifs arabes, les Palestiniens ou les Ethiopiens. Comme si l’occupation empoisonnait tout » analyse-t-elle.

La violence de la colonisation

Le sionisme dès ses origines a présenté l’État d’Israël comme le garant et le porte-étendard de la continuité juive. Pourtant les valeurs qu’il induit constituent aussi une rupture dans la continuité historique du judaïsme. Ainsi, Nurit Peled Elhanan déplore que le sionisme, dans sa volonté de créer « l’homme nouveau hébreu », ait tenté d’effacer toute trace d’un passé diasporique pourtant riche culturellement. Des langues, comme le yiddish, le ladino ou encore le judéo-arabe, ont été ainsi mises sous le boisseau national au profit de l’hébreu. Tout se passe comme si en Israël la période diasporique (ou l’Exil selon la terminologie religieuse) n’avait été qu’une longue plage sombre à laquelle la création d’Israël serait venue mettre fin, selon la construction idéologique nationale.

La vision de Nurit Peled Elhanan a aussi ceci d’intéressant en ce qu’elle s’oppose frontalement à la doxa nationaliste et religieuse qui pose que la paix avec les voisins arabes et les retraits qu’elle implique a forcément une dimension « holocaustique ». L’oppression quotidienne du peuple palestinien en est venue à constituer l’état d’esprit d’Israël, la norme, dans une sorte d’anesthésie morale et d’irresponsabilité. « Les Israéliens sont élevés dans la peur. Du jardin d’enfants jusqu’au service militaire, tout est fait pour les persuader que tout le monde veut leur mort. Le génocide juif est sans cesse rappelé ; dès 17 ans, juste avant que chaque jeune Israélien intègre à 18 ans l’armée, ils vont avec leur école à Auschwitz. Tout cela façonne une mentalité d’assiégé. Puis à l’armée, ils apprennent à toujours obéir. C’est cela aussi qui explique que devant la situation économique et sociale, devant le siège de Gaza et de la colonisation, il n’y a pas plus de réactions. Même surarmés, même occupant tout un peuple, cette peur demeure ».

C’est contre cette anesthésie que ses écrits et engagements s’inscrivent, tentant de démontrer que c’est justement le refus de la paix qui délite la société israélienne de l’intérieur et pèse cruellement sur la vie des Palestiniens. En posant de façon frontale la question de « l’Autre » et de sa responsabilité envers lui, Nurit Peled Elhanan inscrit pourtant son message dans la tradition juive humaniste.

Quelle solution pour quel avenir ?

Alors quoi, quel avenir pour cette région dont la centralité semble telle que les conflits irradient vers d’autres points de la planète ? Selon elle, « le changement ne viendra que quand les Américains cesseront de fournir leur aide pour maintenir ce régime d’occupation et de racisme ».

Puis la guerre est « utile » estime-t-elle. « Quand Ariel Sharon avait des soucis judiciaires, il jouait de la menace de guerre. Netanyahou fait la même chose. Il utilise la guerre contre les Palestiniens ou la menace de guerre contre le Liban, la Syrie ou l’Iran pour tenir et garder le pouvoir et éviter toutes ces affaires de corruptions de l’envoyer en prison. La guerre est utile aussi économiquement. Israël est devenu un exportateur d’armes et de matériels de surveillance dans le monde entier. Ce pays s’est compromis dans des guerres et conflits, avec des livraisons d’armes à des régimes infréquentables ».

En effet, Israël s’est tellement amarré à la politique américaine que la détestation de l’impérialisme américain est devenue pour beaucoup l’équivalent automatique de la lutte contre Israël, alimentée par l’indignation qui monte devant le traitement infligé aux Palestiniens. Le risque est grand alors qu’Israël, qui a longtemps été perçu comme le bélier fonceur de la Pax Americana devienne le seul bouc émissaire de ces politiques erratiques.

Pour Nurit Peled Elhanan, seul un Etat basé sur la citoyenneté égale pour tous pourrait assurer la paix aux deux peuples, palestinien et israélien. « De toute façon, Israël domine déjà tout le territoire de la Palestine mandataire, qu’elle ait placé la Cisjordanie sous le contrôle militaire ou Gaza sous le blocus contraire au droit international. La solution à deux Etats est morte dès Oslo ». Sur le territoire, des régimes juridiques coexistent en effet. Des droits pleins pour les Israéliens juifs. Partiels pour les Israéliens palestiniens. Entravés pour les Palestiniens soumis à l’occupation en Cisjordanie. Et totalement niés pour les Palestiniens de Gaza. « C’est pire que l’apartheid, des lois discriminantes car les Palestiniens, chassés de leur terre, ne travaillent plus en Israël et sont devenus totalement invisibles. Eux comme leur misère », conclut Nurit Peled Elhanan.

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Illustration : Nurit Peled Elhanan, 2001, EPP-ED Group

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