La France, comme le reste du monde, lutte contre le coronavirus/Covid-19. Que se passera-t-il après ? Comment l’Etat français « en guerre » affrontera-t-il les colères et critiques de la population concernant sa gestion de la crise ?
[« Comme en temps de guerre »] : dans son dernier discours du 13 avril, le président de la République a de nouveau évoqué le concept de guerre. Le 16 mars dernier, Emmanuel Macron avait martelé six fois « Nous sommes en guerre » en 21 minutes durant son allocution destinée à annoncer des mesures inédites pour lutter contre le coronavirus.
« Jamais la France n’avait dû prendre de telles décisions, évidemment exceptionnelles, évidemment temporaires en temps de paix. Elles ont été prises […] avec un seul objectif : nous protéger face à la propagation du virus. »
« Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse [….]. »
Le chef de l’État souhaiterait que la Fête nationale et le défilé militaire du 14 juillet soient « une fête de libération du confinement généralisée », durant laquelle des élus proposent de rendre hommage « aux héros du quotidien ». Ceux-là même qui peuvent être forcés de travailler, dans des conditions inadaptées, et disent regretter d’avoir à mener une guerre « sans armes, ni munitions ».
Le journaliste du Monde diplomatique Philippe Leymarie, spécialisé dans les questions de défense, questionne cette stratégie. « C’est en tant que chef des armées qu’Emmanuel Macron a présidé, pour la troisième fois depuis le début de la crise du nouveau coronavirus, un « conseil de défense » dont on n’est pas sûr qu’il porte bien son nom […]. Quand il s’agit de lutter contre une épidémie, cela semble franchement hors de propos » écrit-il sur son blog. D’après lui, « ça sent la poudre, la bataille… et la « com' »! […] Les actuels conseils de défense […] ont certes compétence […] pour apporter des réponses aux crises majeures de sécurité intérieure. Avait-on besoin de ce type d’institution à la fois solennelle et secrète, émanation du pouvoir suprême, pour apprendre à mieux se laver les mains ? »
Pour apprendre à se laver les mains peut-être pas, mais pour donner une stature de chef de guerre à un président décrié et préparer une guerre sanitaire puis une « pacification » ?
Guerre sanitaire
Dans des notes confidentielles sur le « suivi de l’impact du Covid-19 en France », que Le Parisien et d’autres médias ont annoncé avoir consulté, « les agents du service central du renseignement territorial (SCRT) alertent sur le risque d’embrasement de la contestation sociale à la sortie du confinement ».
« Le jour d’après est un thème fortement mobilisateur des mouvances contestataires […]. Le confinement ne permet plus à la gronde populaire de s’exprimer, mais la colère ne faiblit pas et la gestion de crise, très critiquée, nourrit la contestation. »
Toujours d’après les services de renseignement, « les mouvements contestataires espèrent capitaliser sur la situation en lançant un appel à une jonction des luttes […] », avec déjà un calendrier.
« Ultradroite et ultragauche se retrouvent sur la critique du confinement, même s’ils en font une analyse différente ». Les premiers dénoncent ainsi une politique « anxiogène menée depuis le début de la crise par des technocrates de l’État », invoquant aussi fantasmes et théories du complot sur l’origine de l’épidémie. Les seconds dressent parfois de surprenants parallèles dans la dénonciation d’un supposé totalitarisme de l’État. […] Dans les deux cas, les militants espèrent un « jour d’après », qui donnera naissance à un nouveau modèle de société. »
Ces médias parlent de « radicalisation », terme (galvaudé) désormais associé au terrorisme. Pour commencer à préparer la population à la répression ?
En 2008, le Livre blanc de la défense et de la sécurité, qui sert notamment à définir la stratégie de défense et de sécurité nationale de la France pour les années à venir et de socle aux lois de programmation militaire, évoquait « de nouveaux risques […] d’origine sanitaire […] devenus des facteurs de déstabilisation massive pour la population et les pouvoirs publics ». Des risques « susceptibles d’engendrer une désorganisation des échanges économiques » par exemple « la propagation de nouvelles souches virales ou bactériennes […] ».
« L’État et l’ensemble des pouvoirs publics organisent et mettent en œuvre les moyens nécessaires pour […] enrayer les séquelles d’un événement déstabilisant […] ». « La force militaire » peut alors être appelée à intervenir « au même titre que tous les organismes relevant de l’autorité de l’État ». La description faite dans l’édition de 2008, qui a pour particularité de brouiller les frontières entre sécurité intérieure et extérieure, établit ainsi la stratégie à mettre en place dans le cas d’une crise telle que celle du coronavirus/Covid-19.
L’après-crise
Après plus d’un an de mobilisation des « Gilets jaunes », des grèves et manifestations contre les diverses réformes, cette crise sanitaire est venue confirmer l’impact des politiques libérales appliquées à travers le monde dans tous les secteurs, de la santé au travail en passant par tout ce qui concerne la protection des droits des individus et de la nature. Y compris en France, 6e puissance mondiale. Mais alors, que se passera-t-il après ? Les tenants du système capitaliste en place en France peuvent tirer profit de la crise, selon les enseignements de la « Théorie du chaos » ou « Stratégie du choc ». Une aubaine pour eux. Ils essaieront de se maintenir, à tout prix, face à ce que le virus est venu souligner : les personnes les plus utiles à la société sont en bas de l’échelle, socialement et économiquement méprisées.
La gestion de la crise est également venue rappeler les lourdes responsabilités qui pèsent sur un président de la République et son gouvernement. Emmanuel Macron et le gouvernement d’Edouard Philippe naviguent à vue, lançant des informations au jour le jour dans les médias, ces fuites orchestrées permettant de jauger les réactions : recours à l’état d’urgence pas envisagé puis mis en place, possible recours à l’article 16 de la Constitution qui octroie des pouvoirs exceptionnels au président, couvre-feu, dissolution de l’Assemblée nationale, gouvernement d’union nationale… D’autres annonces font planer une menace grandissante sur les droits des individus dans leur ensemble, du respect des libertés à celles des conditions de travail.
Après cette guerre contre le coronavirus, comment le pouvoir gèrera-t-il la demande des citoyens, associations et autres acteurs de rendre des comptes sur la gestion de la crise ?
La peur de rendre des comptes
« Accusant l’exécutif d’ »impréparation » ou de « manque de réaction » […], responsables de l’opposition et membres du monde de la santé annoncent le lancement d’enquêtes parlementaires ou de procédures pénales » relate Le Monde de médecins et personnels soignants ou de citoyens via le site Plaintecovid.fr par exemple. « C’est un sujet tabou, qui représente pourtant une source d’inquiétude majeure au sommet de l’Etat : la peur d’éventuelles poursuites judiciaires contre des membres du gouvernement à la suite de la gestion de la crise du coronavirus. […] Le Premier ministre, Edouard Philippe, a évoqué le sujet […] ».
L’avocat Nabil Boudi représente le premier patient atteint du Covid-19 à avoir déposé plainte « pour juger les crimes ou délits commis par les membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions […] l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn et le Premier ministre sont visés. » L’Obs rapporte que l’avocat rappelle dans sa plainte que dès septembre 2016, l’actuel directeur général de la santé Jérôme Salomon avait envoyé à Emmanuel Macron « une note sur l’incapacité de la France à faire face sur le plan sanitaire en cas de crise majeure telle qu’une attaque terroriste de très grande ampleur ».
De son côté, l’avocate Elisa Rojas relaie les potentiels motifs de poursuite judiciaire avec le hashtag #LesProcèsQuiViennent.
A Emmanuel Macron qui « pense que toutes celles et ceux qui cherchent déjà à faire des procès alors que nous n’avons pas gagné la guerre sont irresponsables », l’avocat Arié Alimi répond en détails sur Dalloz.fr sur le caractère opportun de prévoir des actions en justice, et ce en temps de crise, d’autant que la France est durement touchée et dépourvue de moyens. « La question se résume à savoir si les décideurs publics avaient connaissance du risque encouru […] et s’ils ont pris en connaissance de cause la décision de ne pas prendre les mesures nécessaires à la protection de la population et des soignants.» Pour l’avocat, il sera alors question de se demander si la décision résulte de « la négligence ou l’idéologie », il pointe « l’attitude ambiguë du gouvernement et sa communication malheureuse tendant à poursuivre toute activité économique même non indispensable […] alors même qu’elle était de nature à contribuer à diffuser le virus, la décision de ne pas renouveler les stocks stratégiques de masques, […] de prétendre que le port du masque était inutile, la décision de ne pas fabriquer ou acheter des tests en contradiction avec les recommandations de l’OMS […], le maintien du premier tour des élections municipales, la carence dans la fourniture de tous matériels de protection aux soignants hospitaliers ou libéraux, dont certains ont été contaminés et sont décédés ». Il prévient : « La décision d’ouverture d’une instruction […] sera longue et ne pourra résulter que de la pression de l’opinion publique […] ». Cas d’école, « le grand scandale sanitaire dit « du sang contaminé » a donné lieu à un arrêt de la Cour de justice de la République du 9 mars 1999 [Ndlr. Près de 20 ans après le début des contaminations], dans lequel la Cour a reconnu coupable Edmond Hervé, secrétaire d’État à la Santé, des délits d’atteinte involontaire à la vie et d’atteinte involontaire à l’intégrité physique […]. » Et conclut « La justice qui s’inscrit dans l’état de droit que nous imaginons ne saurait fermer les yeux sur ces milliers de morts et de contaminés qui auraient pu être évités. Dans le cas contraire, l’état d’exception que constitue l’état d’urgence sanitaire aura eu raison de l’état de droit […]. »
« On emprisonne le droit pendant la guerre » dénonce d’ailleurs l’avocate Margot Pugliese. « Dans le monde de la justice flotte un air de désespoir contre l’exécutif ; la garde des Sceaux nous affirme toutefois que tout va bien, c’est là que commence la honte. [..] Toutes ces mesures qui ont été adoptées depuis la loi du 23 mars 2020 ont fait basculer la justice pénale dans un trou noir. […] Pour filer la métaphore guerrière, il y a de toute évidence des vaincus […] .» Ce que dénoncent des personnes détenues dans une « Lettre ouverte à la ministre des tribunaux et des prisons » relayée par le site L’Envolée : « Nous, détenus, accusons le système judiciaire et carcéral de nous mettre en danger de mort […]. »
L’état d’urgence sanitaire a en effet été promulgué quelques semaines avant la date anniversaire de sa première mise en place, le 3 avril 1955 en Algérie. Les abus étaient prévisibles. Les habitants de la Seine-Saint-Denis et d’autres territoires délaissés par l’Etat sont aussi les plus durement impactés par le virus et ses conséquences et, comme ceux de quartiers populaires et départements et territoires dits d’Outre-Mer, également plus ciblés par la répression policière. « Nous ne sommes pas tous égaux face à cette crise » insistent militants et responsables associatifs de ces territoires : si les plus favorisés se sentent démunis face au virus comme chaque individu, ils restent néanmoins davantage protégés. Des groupes de militants ont publié « Un premier rapport de l’observatoire de l’état d’urgence sanitaire ».
Listant les mesures exceptionnelles en place, un message sur les réseaux sociaux tempère « Calmez-vous ça ne fait que deux semaines que vous êtes Arabes » alors que des contrôles de police ont abouti à de graves blessures voire à des décès : « 5 morts en 12 jours et au moins dix blessés graves » d’après le site Rebellyon.info qui a répertorié les cas évoqués dans la presse et par des sources indépendances, dont celle de Mohamed Gabsi, relatée par la journaliste et activiste Sihame Assbague notamment.
Raphaël Kempf, auteur de Ennemis d’Etat : Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, parle d’un « coup d’Etat judiciaire » et du fait que « l’état d’urgence sanitaire, c’est au sens strict, la police qui fait la loi ». Des ONG, associations et avocats qui s’étaient alarmés des « dérives de l’état d’urgence » après les attentats de 2015, s’inquiètent de la situation actuelle qui s’inscrit dans sa continuité. Ils expliquent qu’il n’y aura pas de retour en arrière après la fin de la crise puisque tout sera inscrit dans la loi…
Tandis qu’une partie de la population découvre des mesures restrictives jusqu’ici réservées aux habitants des quartiers populaires, DOM-TOM ou aux musulmans, l’après pourrait donner lieu à une répression de grande ampleur, pour « rétablir l’ordre » dans une société de plus en plus contrôlée face à un « ennemi intérieur » sous prétexte de guerre sanitaire. Il s’agira alors de diviser la population, alors qu’une partie recourt déjà à la délation ou continue de justifier les violences de l’institution policière, se pensant protégée. Mais elle ne le sera pas nécessairement.
Eradiquer le virus ou l’ennemi intérieur ?
« La doctrine de guerre révolutionnaire (DGR) est une manière de faire la guerre au nom du peuple, par le peuple mais in fine contre le peuple. C’est-à-dire qu’on implique toute la société dans un processus conflictuel pour remporter un conflit, c’est ce qui pose problème. Avec la DGR, on entre dans une logique pour définir le fameux ennemi intérieur […] » détaille David Servenay, co-auteur avec Jake Raynal de La Septième arme.
Si la doctrine visait d’abord les Arabes, les musulmans, les opposants à la colonisation en Algérie et dans les autres territoires colonisés, la particularité de la crise actuelle et qu’elle pourrait permettre de viser tout « élément subversif ».
La répression contre les Gilets jaunes en pire puisque chaque individu est et se sent concerné par le coronavirus/Covid-19 ?
Illustrant la situation actuelle, cette analyse de Mathieu Rigouste dans L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine (La Découverte, 2009) indique de quelle manière l’Etat peut appréhender un mouvement insurrectionnel comme un virus.
« Dans la DGR [doctrine de guerre contre-révolutionnaire], la métaphore de la maladie est fondamentale pour appréhender les rôles respectifs de la population, des combattants et de l’Etat : l’imaginaire de la « pourriture » y met en scène un phénomène qui tendrait à se répandre dans le temps et dans l’espace, et qu’il faudrait détruire rapidement et complètement sous peine de voir disparaître la civilisation « saine ». »
Le chercheur précise que « la doctrine considère la guérilla comme un « cancer », la population comme un « organe gangrené » et l’armée comme un chirurgien [et] interdit de juger la moralité de ses méthodes en les inscrivant a priori dans une lutte pour la survie de la « civilisation » ». Mais prévient : « la terreur d’Etat ne serait qu’un recours ultime, jamais mis en avant comme objectif premier et justifié seulement quand il serait presque « trop tard ».»
Pourquoi pourrait-elle être appliquée dans le cadre de la crise actuelle ? « Pour rénover le mode de contrôle de l’Etat-nation sur les classes dominées […] : « L’objectif primordial, essentiel, est la population. Car la population est le milieu indispensable […] à la prolifération du virus révolutionnaire. C’est l’eau sans laquelle le poisson ne saurait vivre »». Il s’agira alors de « purger » cette eau, par la mise en place de mesures, notamment : « régime d’exception juridique ; quadrillage et recensement : surveillance et contrôle […] des identités et des relations sociales de la population […] renseignement […] propagande (via) les médias »…
« Cette épidémie ne saurait affaiblir notre démocratie, ni mordre sur quelques libertés » a déclaré Emmanuel Macron. Le coronavirus/Covid-19 n’a pas ce pouvoir – pas plus que le terrorisme. La gestion de ces événements exceptionnels, si.
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