[Dé]cryptage

En France « la République se vit à visage découvert » pour les musulmanes… et les manifestants

« Nul ne peut dans l’espace public porter une tenue destinée à dissimuler son visage » selon une loi du 11 octobre 2010, entrée en vigueur le 11 avril 2011 en France, qui visait les femmes musulmanes portant le voile intégral.

[Exactement 8 ans plus tard], le 11 avril 2019, est entrée en vigueur la loi dite « anti-casseurs » (qui vise en fait à restreindre le droit à manifester) instaurant un délit de dissimulation totale ou partielle du visage dans les manifestations, passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Plus de 50 associations, dont la Ligue des droits de l’homme (LDH) et le Syndicat de la Magistrature, demandent son abrogation. Le président d’honneur de la LDH Michel Tubiana et les représentants des autres associations s’inquiètent des « interprétations » de la loi rapporte L’Express.fr : « un masque anti-gaz lacrymogènes dissimule-t-il partiellement le visage ? » Ce collectif d’associations appelait ainsi à manifester contre la loi, ce samedi 13 avril.

En décembre dernier, [Ehko] avait rencontré un groupe de manifestants venus de Clermont-Ferrand spécialement pour manifester sur les Champs-Elysées. Thomas L. promettait de revenir « casser », notamment parce que la police avait confisqué « leurs masques » avant de les asperger de gaz lacrymogène. Justement, c’est sur ces mêmes Champs-Elysées que deux journalistes étaient allées vérifier l’application de la loi dite « anti-burqa ».

Interdiction du niqab, mais pas sur les Champs-Elysées

L’année 2009 a été marquée par de nombreux débats politiques et médiatiques sur le port du voile intégral, (mal) nommé « niqab » ou « burqa », faisant réagir jusqu’au président Nicolas Sarkozy et ses ministres.

Dans un éditorial qui s’opposait à la loi, Le Monde rapportait que «Le phénomène est si marginal que la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) s’est risquée […] à l’évaluer à l’unité près : […] 367 femmes portent la burqa en France […]. […] La sous-direction de l’information générale (SDRI) dans une note [indiquait] qu’il s’agit d’un « phénomène ultraminoritaire » […] Les femmes – jeunes pour la plupart – qui portent le voile intégral vivent essentiellement en zone urbaine. » C’est aux Mureaux (Yvelines) que la police a donné sa première contravention de 150 euros, premier jour d’entrée en vigueur de la loi, à une femme de 29 ans, dans un centre commercial.

Les participants aux débats politiques et médiatiques présentaient ce voile comme un problème dans certains quartiers, une question féministe ou de civisme (la loi prévoit « l’obligation d’accomplir le stage de citoyenneté […]») – selon les services de renseignement cités par Le Monde, « une majorité [de femmes] aurait adopté la burqa volontairement – par militantisme, voire par provocation. Un quart d’entre elles seraient des converties. » En revanche, ils assumaient voire revendiquaient une certaine tolérance quant à la présence de clientes venues des monarchies arabes intégralement voilées dans les allées parisiennes qui abritent les plus luxueuses enseignes. Une journaliste de BFM TV avait arboré la tenue sur les Champs-Elysées et filmé son parcours, était passée à côté de policiers « dans ce quartier de Paris personne ne fait de zèle pour appliquer la loi qui interdit la dissimulation du visage » précisait-on dans le reportage. Même constat pour une journaliste de Rue 89.

Pour le Comité des droits de l’homme de l’ONU, « l’interdiction du niqab viole la liberté de religion » selon un communiqué rendu public le 23 octobre 2018. « Dans deux décisions qui feront date, le Comité des droits de l’homme a déclaré que la France a violé les droits humains de deux femmes pour les avoir verbalisé parce qu’elles portaient le niqab, voile islamique intégral. Le Comité a été d’avis que l’interdiction générale à caractère pénal que la loi française impose à ceux qui portent le niqab en public a porté atteinte de manière disproportionnée au droit des deux plaignantes de librement manifester leur religion. […] Le Comité n’a pas été convaincu par les arguments avancés par la France, selon lesquels l’interdiction de dissimuler le visage était nécessaire et proportionnée pour des raisons de sécurité et visait à assurer le respect du principe du “vivre ensemble” dans la société. Le Comité […] a été d’avis que l’interdiction généralisée du niqab était une mesure trop radicale. Le Comité a également conclu que l’interdiction ne permettrait pas de protéger les femmes portant le voile intégral mais aurait l’effet contraire de les marginaliser en les confinant chez elles en leur fermant l’accès aux services publiques. » Et précise : « Ces décisions ne portent pas atteinte au principe de laïcité et ne visent pas à promouvoir une coutume, que nombreux au sein du Comité, y compris moi-même, considérons comme une forme d’oppression contre les femmes » a déclaré son président Yuval Shany.

Il a donc demandé à la France de lui envoyer un rapport en ce mois d’avril 2019 sur les mesures prises pour mettre en œuvre la décision du Comité « qui demande, entre autre, la compensation des plaignantes et la prise de mesures visant à éviter que des cas similaires se reproduisent à l’avenir, y compris en révisant la loi incriminée. » 

D’après Le Monde qui cite le ministère de l’Intérieur « De 2011 à 2017, 1 977 contrôles ont été effectués sur la base de la loi de 2010. Ils ont concerné un millier de femmes, ont donné lieu à 1 830 verbalisations et 145 avertissements. Le ministère de l’intérieur n’a ‘’pas connaissance’’ d’application à des hommes de cette loi, censée ne pas concerner spécifiquement des signes religieux portés par les femmes musulmanes. » Le projet de loi était en effet présenté dans un premier temps comme ne visant pas spécifiquement les musulmanes mais concernant la sécurité.

La sécurité, argument avancé par le gouvernement pour justifier les violences policières et cette nouvelle loi qui restreint le droit des manifestants. Dans un discours prononcé devant le Conseil des droits de l’homme à Genève, Michelle Bachelet a expliqué que les Gilets jaunes manifestent contre « ce qu’ils considèrent comme (leur) exclusion des droits économiques et de (leur) participation aux affaires publiques ». «Nous encourageons le gouvernement français à poursuivre le dialogue et demandons urgemment une enquête approfondie sur tous les cas rapportés d’usage excessif de la force » a-t-elle déclaré.

Des musulmanes aux Gilets jaunes

Le professeur de droit public Paul Cassia commente « La dissimulation du visage en lien avec une manifestation : un nouveau délit délirant » dans un article sur son blog hébergé par Mediapart.

« Le 6 avril 2019, trois journalistes de Le Média ont été placés en garde à vue. L’une de ces journalistes a raconté […] sa garde à vue de 21 heures, motivée par le constat […] de la possession d’un masque dans son sac […] d’un foulard et d’un masque de ski pour  »se protéger des gaz lacrymo ». Il dénonce le fait que « la loi « antimanifestants » […] a fait passer cette dissimulation [du visage ou d’une partie] de la catégorie des poursuites contraventionnelles à celle des délits ».
Détaillant toutes les nuances des textes de lois et leurs possibles (mauvaises) interprétations, il conclut « Le potentiel liberticide […] est considérable. […] Le Conseil constitutionnel aurait pu (dû ?) aller plus loin dans son contrôle de la constitutionnalité du délit de dissimulation du visage en lien avec une manifestation.» 

Ce potentiel liberticide était déjà dans la loi de 2009. De la même façon, demander la restriction de l’usage des flash-balls, la fin des violences policières ou de toute violation des droits élémentaires durant les manifestations et ignorer ce qu’il se passe dans les quartiers est contre-productif pour l’ensemble des citoyens. C’est bien de cela dont il s’agissait déjà il y a 10 ans : non pas d’être « pour » ce voile intégral, mais de comprendre qu’accepter une restriction des droits – qui vise en plus une partie de la population déjà minorisée, issue de quartiers discriminés et stigmatisée par l’Etat lui-même – représentait un danger potentiel pour l’ensemble de la population. L’Etat français s’arrogeait des droits sur la visibilité et la présence dans l’espace public des musulman.e.s, il s’en arroge aujourd’hui sur celles des Gilets jaunes. Cette menace planait d’ailleurs dans une interview donnée par la ministre Michèle Alliot-Marie au Parisien « Le texte part de la réflexion sur le port du voile intégral. Sa portée est plus générale » prévenait-elle en 2010….

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Journaliste et co-fondatrice du média Ehko.info.

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