[Id]ées

« Crépuscule » de Juan Branco, la fabrique du désenchantement

[Ehko] avait repéré ce texte dès sa parution sous forme de PDF, il y a quelques mois. Il est depuis devenu un livre. Dans un silence médiatique dont l’auteur déplore l’assourdissement. Au sens littéral, qui rend sourd. Mais pas aveugle car ce livre se vend très bien, malgré tout. Son auteur en est Juan Branco, avocat, journaliste, un temps candidat aux législatives pour La France insoumise. Et auteur d’un livre, ce livre, Crépuscule, dissection in vivo de la Macronie. 

[A première vue, c’est un essai à tiroirs]. Le genre de livre qui pourrait se lire avec des clefs adéquates, les codes idoines. Ceux que possèdent les happy few qui peuvent saisir au détour d’un mot, d’une ponctuation, d’un alignement de noms les sous-entendus audibles et lisibles à eux-seuls. Pour eux-seuls. Mais non. Ce Crépuscule n’est pas un petit objet littéraire précieux pour initiés. Car les clefs, justement, l’auteur nous les donne sans cesse. Ouvre parfois des portes que nous n’aurions pas songé à ouvrir, peut-être par peur de ce qui se cache derrière. Il fait œuvre d’apocalypse, au sens premier, de dévoilement. Il dit clairement et nettement. En cela il est d’abord un brûlot. Mais aussi un petit manuel de self-défense politique utile en temps de macronisme. Un petit précis de sociologie appliquée aussi, celui d’un insider qui a choisi de devenir l’outsider. Si L’insurrection qui vient (La Fabrique, 2009), du Comité invisible avait pu décrire la lente montée philosophique de la « subversion présente », Crépuscule de Juan Branco en est le pendant sociologique.

L’esprit de Bourdieu flotte dans ce livre, celui de La Distinction et de Les Héritiers. Juan Branco décrit des mécanismes sociologiques d’entre soi, habitus de bon aloi, grandes écoles, stratégies matrimoniales qui épousent parfaitement les stratégies industrielles. Le grand cadavre à la renverse du marxisme revit aussi, car la mécanique de la lutte des classes, des structures et infrastructures se lisent en filigrane. Mais c’est aussi de l’acuité balzacienne qui a su si bien dire l’avènement de la classe bâtarde de la bourgeoisie, du clair-obscur à la Vautrin et à la Nucingen, malfrat échappé et banquier véreux. Parfois les deux à la fois dans « Les Illusions perdues » de Juan Branco. Il y a aussi du venin du Duc de Saint-Simon qui a su si bien dire l’abêtissement de la classe aristocrate d’une monarchie crépusculaire aussi, celle de Louis XIV.

Parfois le verbe de Juan Branco se fait bretteur ; il s’agit de porter l’estocade, de battre en duel littéraire un Emmanuel Macron, pourtant aussi verbeux que lui. Ainsi écrit-il, « Les tempes juvéniles de l’intrigant semblent perler. Il est temps pour nous de l’achever ». Par-là Crépuscule perd parfois en acuité. Aurait-il été tout entier froid, clinique, détaché et le point était fait, la démonstration implacable. Impeccable.

Crépuscule se veut « une enquête » et une démonstration. Il s’agit effectivement de trouver les faits, les recouper, les analyser. Crépuscule « démontre » aussi, comme le répète l’auteur, au sens premier, il pose dans le réel. Ce livre est donc la plongée dans les rouages sociologiques peu ragoutants du pouvoir, népotisme et endogamie. Fin de siècle et appauvrissement du sang, tares et débilité des rejetons de cette « mécanique » du pouvoir à force d’entre soi. C’est une dissection à vif, voire un écorchement peau à peau, de tous les mécanismes économiques, sociologiques, médiatiques qui ont permis à quelqu’un comme Emmanuel Macron d’être élu en mai 2017. Les mots qui égrènent cet essai parlent d’eux-mêmes : « chute », « effondrement », « tomber ». Le champ lexical se fait organique, de la putréfaction, du pourrissement, « putride », « noirceurs » et « cadavériques ». Juan Branco se fait légiste d’un cadavre sur lequel il danse parfois.

Mais Crépuscule est aussi une en-quête, la quête de soi, tant l’auteur aurait pu connaître le même destin (le même sort ?) que ces bébés Macron : grandes écoles, mohair marine et duffle-coat qui peuplent la rue Saint-Guillaume, cheveux savamment emmêlés et juvénilité péremptoire et technocrate. Juan Branco aurait lui aussi pu être un Ismaël Emelien. Et il le sait. Peut-être même, au CAC 40 ne déplaise, le primus inter pares himself, un Macron encore mal dégrossi à couver pour 2027 ou plus tard.

Juan Branco fait un constat simple : la France est « un pays où 90% de la presse est entre les mains de quelques milliardaires », dès lors, « l’exposition de la vérité est affaire complexe, et la capacité à dire et se saisir du réel ne cesse, pour les dirigeants et les ‘’élites’’ tout autant que pour le ‘’peuple’’, de se dégrader ». Car le Réel est la grande affaire de Juan Branco. Le réel, le vrai, celui « contre lequel on se cogne ». Il est comme le petit garçon de la fable qui ne cesse de dire que le roi est nu tandis que tous s’extasient sur les atours chatoyant du roi ridicule. Ce qui court de façon claire dans l’essai est la description clinique de la déréalité entière du macronisme, lequel agit pourtant au prétexte de l’hyper-réalité, l’hyper-connectivité, les ultra-connaissances pointues acquises dans les grandes écoles.

Cette déréalité serait tout à la fois la condition d’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron et désormais son seul écosystème. Hors duquel il perd pied et ne respire plus. Aussi, pourquoi s’étonner qu’un Christophe Castaner déclare qu’il n’y a pas de violences policières quand bien même celles-ci sauteraient aux yeux, au risque de les éborgner, des manifestants et autres Gilets jaunes ? Dans ce macronisme en déréalité totale, les violences n’existent pas. Le roi a dit. Puissance du Verbe contre force de la réalité.

La première chose que fait Juan Branco est de déconstruire la chanson de geste médiatique que fut l’élection d’Emmanuel Macron. Ou plutôt de montrer que cette élection n’est venue qu’oindre d’un vernis démocratique une autre onction, celles du milieu des affaires et des médias, onction venue bien en amont. « M. Macron fut en quelques mois propulsé d’être inconnu à être démocratiquement élu – multipliant pour cela les opérations de commande et mises en scène qui auraient été raillées en tout autre pays ».

Emmanuel Macron « n’a respecté que formellement notre système démocratique, et l’a au contraire effondré ». C’est là le cœur de fission du réacteur qu’est Crépuscule. Emmanuel Macron aurait été « placé » bien plus qu’il n’a été élu. S’il n’est président qu’en légalité institutionnelle mais sans réelle légitimité démocratique, qu’est-ce que cela dit en creux de nos institutions, de notre fonctionnement démocratique qui fait de l’instant électif une « farce » ? Plus encore, cette affirmation questionne nos médias. Car Juan Branco l’affirme « Cela, nos journalistes et commentateurs, partis politiques, se refuseront toujours à le dire et à le croire, à l’enquêter. Cela est naturel, car, nous allons le montrer, ils ont été complices et principaux vecteurs du viol démocratique qui est intervenu, jeu d’apparences où l’on a présenté un être au peuple pour en masquer la réalité ».

C’est cette illégitimité légaliste du macronisme qui expliquerait les tendances lourdes sécuritaires du gouvernement. Car un pouvoir hors-sol ne peut que se légitimer « contre » et lutter sans cesse pour sa survie, dans un « arrachement démocratique dont le seul débouché pouvait être le raidissement autoritaire du régime – jusqu’à l’excès – ou l’effondrement ». Puis l’auteur d’ajouter « Aurait-on identiquement voté, si l’on avait su que ce jeune admirable, touché par la grâce et sorti de nulle part par la seule force de son talent, était en fait propulsé par l’un des hommes les plus puissants et les plus influents de France, dont on se doute qu’il n’agissait pas sans intérêts, avant même qu’il ne fut aux Français présenté ? » C’est la bonne question. La seule peut-être.

Autre constat, la nasse du système oligarchique jouerait de ses rets en France. Ce système est « un espace public dominé par des individus dont la fortune dépend directement ou indirectement de l’État, et qui l’ont investie pour prendre le contrôle des médias et ainsi s’assurer de la préservation de leurs intérêts au détriment du bien commun. Un État que l’on retrouve aujourd’hui et sans hasards, en une période où le peuple réclame ses droits, non plus dévoué à ce bien commun, mais au maintien de l’ordre, c’est-à-dire de l’existant […] ».

Il démontre ainsi comment le macronisme impose une telle violence sociale et symbolique et est dans une verticale du pouvoir, que la seule réponse ne peut être que violente. Pire, comme si tout était méthodiquement organisé pour que bientôt la seule réponse ne puisse être que violente. Juan Branco l’affirme « ce qu’il s’agit maintenant d’exposer, c’est que cette défaillance a été organisée par quelques-uns pour servir leur intérêt, à l’échelle de la société ».

Lire : « La Septième arme » : et si l’armée remplaçait la police en France ?

Tout le monde se tient dans le monde décrit Juan Branco, que ce soit par la main, par la barbichette ou par d’autres organes. C’est la « Ronde » des intérêts, de Xavier Niel à Renaud Van Ruymbeke, de Louis Dreyfus à Mimi Marchant. Les journaux aussi, Le Monde, Paris-Match (29 couvertures d’Emmanuel Macron avant son élection), le JDD et même le chevalier blanc Mediapart (où Xavier Niel aurait quelques parts). Juan Branco tire le fil et la pelote se dévide avec docilité, elle tisse un milieu enchevêtré de puissance économique, symbolique (médias et maisons d’édition) et politique.

Dans la galerie de personnages que dévide l’auteur revient souvent celui du patron de Free. Le Vautrin du jeune Emmanuel Macron aurait peut-être le visage de Xavier Niel. Car il est le rouage principal de la mécanique qui a porté Emmanuel Macron au pouvoir. D’après Juan Branco, celui qui est aussi le gendre de Bernard Arnault et le président « sont amis de longue date, et le premier a mobilisé sa fortune et son réseau pour faire élire le second alors que celui-ci était encore un parfait inconnu ». Et « cette mise à disposition remonterait a minima à l’orée des années 2010. Soit entre trois à six ans avant l’élection de M. Macron ».
Emmanuel Macron apparaît donc comme un investissement concret fait par le patron de Free, et également comme son factotum. Car, comme le rappelle Juan Branco, « la fortune de Xavier Niel est directement dépendante des décisions de nos gouvernants – il suffirait à l’État de retirer les licences téléphoniques octroyées à Free pour que sa fortune s’effondre immédiatement ». Emmanuel Macron nous fut donc vendu comme une vulgaire savonnette bébé Cadum, dont il a la joliesse lisse et passe-partout, à coup de papier glacé et saturation médiatique.

Sur le mouvement des Gilets jaunes, Juan Branco pose qu’ « Il y a eu en France à partir du 24 novembre 2018 un soulèvement violent. Cette violence, contrairement à celle que nous infligent au quotidien ceux qui se compromettent avec le système, a été tout sauf gratuite. Ciblée, pensée, exaspérée par des politiques qui accroissaient des inégalités déjà insupportables et détruisaient la société, elle s’est attaquée aux biens et aux fonctions. Libératrice, elle a été source de joie et de lien. Contenue, elle a été pensée ».

C’est peut-être là que l’idéalisme de l’auteur apparaît le mieux. Et peut-être aussi son inconscient de classe, prégnant malgré tout. Car à la diabolisation totale de ce mouvement (« foule haineuse » selon Emmanuel Macron) correspond en inversion exacte et symétrique une vision angélique d’un mouvement « innocent, forcément innocent ». Dans les deux cas, Emmanuel Macron comme Juan Branco projettent leur réflexe de classe et de « sachant » : le peuple méprisé comme stupide et aveugle qu’il s’agit de faire taire et guider d’un côté, ou le peuple à l’intelligence politique spontanée qu’il s’agit d’aider et guider de l’autre.
Il s’agit pour lui de venir habiller en théorie, à « légitimer » ce mouvement. Comme s’il ne pouvait pas être légitime en lui-même, dans sa spontanéité, sa maladresse, son absence d’explication. En cela, et peut-être que cela lui fera horreur, Juan Branco et Emmanuel Macron sont les rejetons du même système, sauf que l’un a choisi de le servir et l’autre de le nier. Mais l’un comme l’autre le font avec le langage et la grammaire apprise au coeur même de ce système. Avec ses codes aussi. Et c’est peut-être là l’indice le plus probant que Juan Branco lui appartient encore. Malgré tout.

Ce jeune homme a grandi sur les bancs vernis de l’Ecole alsacienne, de la rue Saint-Guillaume, de la rue D’Ulm, de Yale avant de se frotter au ors du Quai d’Orsay. Par ses choix radicaux, il est désormais au RSA. Mais pour d’autres, le RSA n’est pas un choix, c’est un destin social. Une prison sociale. Au-delà du portrait fait d’Emmanuel Macron, de Gabriel Attal, ou tout autre impétrant docile, c’est aussi le portrait en creux de l’auteur qui est fait. Qu’il ait choisi de défendre Julian Assange, autre outsider, voire Maverick, s’inscrit dans la querelle de Juan Branco. Crépuscule est un opuscule qui dit la désillusion de quelqu’un qui y a cru. A quoi ? Cela reste la question. Les illusions perdues sont tout autant celles de Juan Branco.

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Illustration : Juan Branco, capture d’écran Thinkerview, 13 mars 2019.

 

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