[Id]ées

La tyrannie des bouffons de Christian Salmon : le Roi est mort, vive le Clown

[Lire Christian Salmon], c’est l’assurance de labourer les interstices. Les plus fins, les plus féconds aussi. Ceux qui séparent la littérature de la politique et la politique du réel. Et le logos du mythos. Dans son dernier livre, « La tyrannie des bouffons, sur le pouvoir grotesque », il livre une réflexion aboutie sur le renversement carnavalesque et l’algorithme comme reformulation labile du réel.

Il évoque sans afféterie aucune, Joyce, James, Kundera (dont il est proche), Darwich, Assia Djebbar, Kafka, Camus (il a vécu en Algérie et a connu l’expérience unique de dormir sur le site des ruines de Tipaza, au milieu des « lentisques » camusiens), Arundathi Roy. Mais aussi Foucault, Deleuze, Barthes, Baudrillard. Et bien sûr Homère. Le panthéon littéraire de Christian Salmon est vaste. Précieux et précis sans préciosité. La Grèce antique y tient une place à part pour ce petit-fils d’immigré chypriote. Ulysse notamment, celui qui se perdra en larges quêtes concentriques, lesquelles feront l’une après l’autre la sédimentation en récits de l’Odyssée. Car, au fond, le récit est toujours circularité, mise en abîme, spirale, tournoiement.

Le récit dans tous ses états

La grande histoire de la vie de l’auteur de « Storytelling » est précisément le récit. Dans sa forme performative, en tension vers l’après. Mais tout autant transformative de ce qui est dit, au moment où cela est dit. Deux pôles polarisent sa réflexion : le réel et la narration qui en est faite. La réalité telle qu’elle se trouve façonnée par le récit. La narration qui tend à transformer ce qui est au fur et à mesure qu’elle le dit. C’est dans le battement ténu, dans ce laps de temps entre ces deux pôles, que se situe l’originalité de cette théorique du rhétorique de Christian Salmon.

Comment le « dire se disant » transforme-t-il le réel ? Comment finit-il par constituer une trame à travers lesquels les fils du réel passent et tissent un motif orienté ou inattendu ? Comment la carte trace et délimite-t-elle tout autant le territoire ? Car si « l’inconscient est structuré comme un langage », l’inverse est aussi vrai. Le langage est structuré comme un inconscient : ce qui est « dit » est aussi le disant ou le non-dit. Le texte si situe autant dans le sous-texte, le con-texte, le sur-texte. Dans l’effacement, la rature, le palimpseste. Vaste balancement qui traverse l’humanité en tant qu’espèce qui se regarde « dire » et « se dire ». Renversement constant qui fait traces.

Christian Salmon a dès lors structuré son travail autour du « mot ». Le mot sous sa forme de Logos entendu comme pensée et ordonnancement du monde à travers la chose dite. Mais ce qu’il interroge inlassablement est peut-être aussi ce point de bascule où le Logos, comme tension vers la Raison, produit au bout du compte le Mythos. Certes Logos et Mythos sont du dire et du « dits ». Ils ont en cela en commun les mots, la parole, le discours. Mais quand avec les mots, tout le Logos entend rendre simplement le réel, le Mythos métaphorise et symbolise ce même réel. Qu’arrive-t-il quand Logos et Mythos tanguent, se fusionnent, s’inversent, s’expriment et s’impriment l’un par l’autre ?

Sur ce point ténu, en vacillement maîtrisé, se tiennent ses livres dont La tyrannie des bouffons vient constituer le quatrième pan. D’abord, il y eût « Storytelling, la machine à fabriquer des histoires » qui analysait « comment la scène politique avait substitué l’art de la mise en scène (stage craft) à l’art de gouverner (state craft) ». Ensuite « La Cérémonie cannibale » livre qui interrogeait « la dévoration de l’homme politique par les médias et le passage de l’incarnation de la fonction présidentielle à l’exhibition de la personne ». « L’ère du clash » constatait « la décomposition de la scène démocratique emportée dans la spirale du discrédit et à l’apparition d’une nouvelle rationalité algorithmique qui s’imposait via les GAFAM à la délibération démocratique et aux techniques de gouvernement ».

Le pouvoir se désincarne désormais dans le clown, envers grotesque d’un endroit du pouvoir rationnel. Si tout pouvoir emporte une autorité, le clown politique déjoue les trois types d’autorité traditionnelle chères à Max Weber. Le clown ne s’inscrit pas dans l’autorité traditionnelle, pas plus que dans celles charismatique ou légale-rationnelle. Il en est la totale négation. Le clown brouille et emmêle toutes ces autorités. Il est l’esprit qui nie toute forme d’autorité, la sienne comme celles des autres. C’est dans ce brouillage et cette négation que (a)gît précisément son pouvoir.

Si on s’en tient à l’étymologie, comme le note Christian Salmon, « la grottesca » désigne « le style de ces peintures qui émergeaient des grottes pour désigner tout ce qui franchit les limites et mélange les genres ». Le grotesque est donc la confusion, l’absence de démarcation et de tracés définis. Le hors-limites et sans-limites, dans tous les sens du terme. Confusion des formes qui renvoie à une confusion du sens.

Le grotesque du pouvoir et le pouvoir grotesque

Dans La tyrannie des bouffons, Christian Salmon interroge cette génération d’hommes politiques : de Trump à Jair Bolsonaro. Rodrigo Duterte aux Philippines, Boris Johnson au Royaume-Uni, Matteo Salvini et Beppe Grillo en Italie, Jimmy Morales au Guatemala, Recep Erdoğan en Turquie, Narendra Modi en Inde, Viktor Orbán en Hongrie sans oublier le nouveau président de l’Ukraine Volodymyr Zelensky.

Il n’y a pas de pouvoir sans mise en scène de ce pouvoir. Comme projection autant que représentation. L’art avait interrogé l’envers parodique du pouvoir, percevant que, sous les ors et pompes du potestas, la farce ne se tenait jamais loin. Du Roi Lear à Arturo Ui, d’Ubu Roi au Dictateur chaplinesque. Vélasquez aussi, qui dans « Les Ménines », dans un jeu de miroir troublant, représente le pouvoir (une Infante) et son double (une suivante naine). Mais ce qu’analyse Christian Salmon est le grotesque comme décomposition ultime du pouvoir. Il en souligne la forme baroque aussi, au sens de baroco ou forme la plus extrême du bizarre. Le clown ne parodie plus le pouvoir, il est la figure ultime du pouvoir. Ivanka a pris la place de Cordelia. Donald Trump s’est fait Cyrus. L’homo politicus est devenu l’homo rictus.

Christian Salmon interroge le pouvoir grotesque non pas seulement à partir de ses acteurs mais également de la scène. Selon lui, c’est toute la scène politique qui est grotesque. Sur cette scène, rien n’est important, tout est absurde. Plus de classification, de hiérarchie. Plus de nivellement puisqu’il n’y a plus de haut et de bas, « Entre le vide et l’évènement pur » selon le vers de Paul Valéry… Dans ce monde du vide emphatique et boursouflé, « La souveraineté grotesque opère non pas en dépit de l’incompétence de celui qui l’exerce mais en raison même de cette incompétence et des effets grotesques qui en découlent » note Foucault, cité à propos par Christian Salmon.

La première victime du pouvoir grotesque est alors le langage. Le langage dans sa dimension de parole. Parole inconstante mais non inconsistance tant elle impose un tournis incessant. La parole ne tient pas, elle s’exprime seulement. Elle n’imprime rien du réel mais s’imprime en lui. Elle le rejoue, le parodie, le déjoue. Fake reality… Le pouvoir, dans sa fonction d’ordonnancement, de taxinomie des faits, de nomination et dénomination en logos ordonné, n’est plus. Reste un pouvoir dont le langage brouillé embrouille tout autant. Un pouvoir qui babille littéralement. Et si le grotesque est comme l’affirme Foucault « l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire », Christian Salmon examine comment le pouvoir grotesque impose, sous couvert de déraison et dévaluation de toute parole, cet arbitraire infantile et pulsionnel.

Comment fonctionne le pouvoir grotesque ? Comment impose-t-il la sidération qu’il impose ? Le grotesque, selon Christian Salmon, s’est élaboré dans les coulisses peu ragoûtantes de la téléréalité. Lieu par excellente de l’excès, du renversement, de l’imitation en grimaces sérieuses, de l’annulation en temps réel du réel.

Voyez Donald Trump, bouffon en chef d’une troupe de clowns. Le pouvoir trumpien n’est pas un accident de l’Histoire. Il est l’acmé du tropisme théâtral du pouvoir. Mais le pouvoir est descendu de la scène. Il n’est plus tragédie et pièce théâtrale, mais foire et carnaval. Il a chu des hauteurs olympiennes depuis lesquelles il imposait une forme de majesté nécessaire pour rouler dans la fosse. Il se vautre désormais dans sa propre parodie. Il est nu, cru, fangeux. La couronne est tombée dans la boue et l’humus. Le potestas s’est dévêtu de son manteau traînant de majestas pour revêtir le bonnet à clochettes du fou du roi. Le roi est mort, vive le bouffon…

Avec le coronavirus, la théâtralité inhérente au pouvoir s’est accélérée dans ce « théâtre grotesque ».  Mais selon sa loi, « loin de disqualifier ces gouvernants, leur gestion catastrophique de la crise sanitaire a consolidé la base de leurs soutiens et surtout leur a permis de manifester une sorte d’impunité, la preuve qu’ils ne dépendaient d’aucun jugement politique, scientifique ou moral, et pouvaient donc imposer inconditionnellement leur volonté ».

Mais attention avertit Christian Salmon, derrière le clown « une nouvelle génération de conseillers politiques est apparue : docteurs en sciences informatiques, « ingénieurs du chaos ». Les Dr Folamour du pouvoir en réseaux. C’est Brad Parscale pour Donald Trump,  Dominic Cummings pour Boris Johnson, Arthur Finkelstein pour Viktor Orbán. Luca Morisi pour Matteo Salvini, « inventeur de la Bestia », un logiciel qui analyse les big datas avec ses 3,6 millions de fans sur Facebook ».  Derrière le charivari tonitruant du bouffon fait roi, le murmure et le silence d’une vaste salle où les ordinateurs s’alignent et crachent leur pixellisation du réel. En attendant que le réel se pixellise d’emblée, en anticipation docile.

Tandis que l’agitateur s’agite en esbroufe désordonnée, l’informaticien gère méticuleusement le logiciel de viralité du pouvoir grotesque. Désordre apparent savamment ordonnancé, dérision ciblée, « microciblage » de la colère « en mobilisation électorale » par « les marketeurs des big data ». Derrière le pouvoir grotesque hyper personnalisé, hyper réel et hyper présent, le pouvoir réel aux algorithmes anonymes, en temps immuable puisqu’ils se réinventent en temps réel. Un présent perpétuel et prévisible qui oblitère tout à-venir entendu comme invention et inventivité. Le présent est alors à perpétuité…

[Apostille] : Retrouvez l’interview de Christian Salmon par Hassina Mechaï sur la Revue Ballast.

Illustration : Clowns. Auteur inconnu.

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