[Dé]cryptage

Jusqu’où ira l’israélisation des débats politiques en France ?

[C’est désormais acté]. En France, la définition de l’antisémitisme a été élargie à l’antisionisme.  Une décision lourde de sens et de conséquences.

La résolution du député LREM Sylvain Maillard a finalement été adoptée le 3 décembre par 154 voix pour et 72 contre. Fait inhabituel, 26 députés LREM se sont prononcés contre le texte ; 22 députés de la majorité se sont abstenus sur les 43 comptabilisés.

Cette résolution se résume en un article : « La définition opérationnelle utilisée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) permet de désigner le plus précisément possible ce qu’est l’antisémitisme contemporain ; Considérant qu’elle constituerait un instrument efficace de lutte contre l’antisémitisme dans sa forme moderne et renouvelée, en ce qu’elle englobe les manifestations de haine à l’égard de l’État d’Israël justifiées par la seule perception de ce dernier comme collectivité juive ; Approuve la définition opérationnelle de l’antisémitisme utilisée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, en tant qu’instrument d’orientation utile en matière d’éducation et de formation et afin de soutenir les autorités judiciaires et répressives dans les efforts qu’elles déploient pour détecter et poursuivre les attaques antisémites de manière plus efficiente et plus efficace ».

Confusion et tautologie partout, lutte contre l’antisémitisme nulle part

Reprenons la lente prise d’actions, étape par étape, qui a mené au vote de cette résolution. Juillet 2017. 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv de 1942. Plus de 13 000 juifs français livrés pour être déportés dans les camps de la mort nazis par la police française. Emmanuel Macron, tout juste élu, avait alors invité le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à la cérémonie. Au risque de raccourcis et court-circuit historiques. Au moment de cet évènement tragique, Israël n’existait pas, sinon sous la forme d’une proto-organisation, le Yishouv. Le président Macron avait déclaré que l’antisionisme « est la forme réinventée de l’antisémitisme ». Au risque de confusions idéologiques.

Le 20 février 2019, Emmanuel Macron, invité au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), développait ses propos : « Qui ne voit que l’antisémitisme, de plus en plus, se cache derrière le masque de l’antisionisme ? » ajoutant que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme ». Il annonça, après en avoir informé le premier ministre israélien avant le dîner, sa décision d’adopter une définition de l’antisémitisme calquée sur celle de l’IHRA. Cette définition avait déjà été validée par le Parlement européen et 20 pays, dont 16 de l’UE.

Qu’établit cette définition ? « L’antisémitisme est une certaine perception des juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte ». Autrement dit sont considérés comme antisémitisme les actes et paroles haineuses contre les juifs. Une définition tautologique à l’effectivité juridique quasi nulle.

Mais l’IHRA a ajouté à cette définition « indéfinissable » 11 exemples autrement plus précis car censés illustrer ou combler ce flou, volontaire ou pas, textuel. Parmi eux, certains retiennent l’attention. Car leur précision est précisément à double tranchant.

-Serait antisémite « le refus du droit à l’autodétermination des juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste ». Le projet sioniste a eu des conséquences tragiques pour les Palestiniens. Entre 1948 et 1949, quatre Palestiniens sur cinq ont été chassés de leurs propres terres. La guerre de 1967 a également été suivie par l’expulsion des Palestiniens. Est-il antisioniste, donc antisémite selon l’IHRA, de poser ces éléments historiques qui même en Israël sont discutés librement par « les nouveaux historiens » ? Poussons le raisonnement jusqu’à l’absurde : imaginez un Palestinien originaire de Gaza sous blocus ou de la Cisjordanie occupée et colonisée. Dans le cadre d’un débat en France, pourra-t-il exposer les conditions de vie qui lui sont faites, discriminations et oppressions quotidiennes ? Sera-t-il passible d’une accusation d’antisémitisme ? Imaginez également un membre d’une ONG israélienne comme B’Tselem ou Breaking the silence qui viendrait expliquer, chiffres et témoignages à l’appui, le sort réservé aux Palestiniens. Ces ONG israéliennes pourront-elles toujours s’exprimer en France ? Les associations françaises de défense ou de lien avec la Palestine verront-elles leurs aides publiques amoindries ou contestées sous le prétexte que leurs positions seront jugées antisionistes donc antisémites ? Au regard de la résolution Maillard et de cette définition IHRA quand Avraham Burg, ancien président de la Knesset, déclare librement et ouvertement dans son propre pays, kippa sur la tête « Aujourd’hui, en Israël, le sionisme est un outil de discrimination », est-il antisioniste donc antisémite ? Une figure aussi emblématique que l’intellectuel israélien Yeshayahou Leibowitz aurait-il été interdit de parole en France alors qu’il a pu s’exprimer très vivement mais tout autant très librement en Israël sur la question du sionisme et du sort réservé aux Palestiniens ?

-Autre exemple, « L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive ». Poursuivons là encore la démonstration par l’absurde. Israël a adopté en juillet 2018 la loi fondamentale dite « État nation du peuple juif ». Sorte d’équivalent de la Constitution dans un pays qui ne dispose pas de ce texte fondateur, elle pose dans son article premier que « L’Etat d’Israël est le foyer national du peuple juif, dans lequel il réalise son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ». C’est donc l’État d’Israël qui se proclame lui-même « l’État des juifs ». Cette loi fait l’objet de nombreux recours en Israël. L’opposition israélienne avait ainsi estimé qu’elle « porte atteinte aux valeurs d’égalité et de démocratie » dans le pays. En contestant cette loi fondamentale, cette opposition a-t-elle fait preuve, selon la définition de l’IHRA, d’antisémitisme ?

Cette même loi indique que c’est par l’Etat d’Israël que le peuple juif réalise son droit à l’autodétermination. Notamment par le dispositif de la loi dite du « Retour » qui permet à tout juif au monde, quelle que soit sa nationalité, de faire son « alya » en Israël et d’y demander la citoyenneté. Or l’un des « exemples » de l’IHRA établit que serait antisémite « le reproche fait aux citoyens juifs de servir davantage Israël ou les priorités supposées des juifs à l’échelle mondiale que les intérêts de leur propre pays ». En absurdie là encore, cette loi pourrait-elle être qualifiée d’antisémite en posant que tout juif au monde peut potentiellement changer de nationalité et opter pour l’israélienne ?

-Autre « exemple » qui densifie l’aspect tautologique de cette définition dans un sens problématique et qui illustre l’ambiguïté des exemples. Serait antisémite « le traitement inégalitaire de l’État d’Israël, à qui l’on demande d’adopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de tout autre État démocratique ». L’État qu’Israël occupe des territoires palestiniens où il a installé plus de 700 000 colons et impose un système d’apartheid observé par des ONG internationales comme israéliennes. Ce pays serait, selon la formule usitée mais fausse, « la seule démocratie au Moyen-Orient ». La démocratie oblige, elle ne constitue pas un blanc-seing moral qui autoriserait la négation de ses propres principes fondateurs. Être bombardé par un Etat démocratique n’enlève rien à la douleur des bombardés. Elle y ajoute plutôt.

-« L’idée selon laquelle les juifs seraient collectivement responsables des actions de l’État d’Israël ». Mais qui continue à lier Israël à tous les juifs du monde sinon ceux qui s’obstinent dans le même mouvement à lier antisémitisme et antisionisme ? Il y a 13 millions de juifs dans le monde. Tous ne vivent pas en Israël mais sont les citoyens de multiples Etats. Leur vision d’Israël n’est pas monolithique et va de l’indifférence simple au rejet total, en passant par le soutien inconditionné. Des juifs religieux refusent toujours de reconnaître l’Etat d’Israël, que ce soit à l’intérieur même du pays (les Neturei Karta), ou à l’extérieur (voir la controverse soulevée en Israël par la visite d’un rabbin orthodoxe américain ouvertement antisioniste, Aaron Teitelbaum, leader de la communauté Satmar).

Avant le vote à l’Assemblée, un collectif de 127 intellectuels juifs avait qualifié le texte de « hautement problématique », jugeant qu’il assimilait l’antisémitisme et l’antisionisme. « De nombreuses victimes de l’Holocauste étaient antisionistes » rappellent-ils, avant d’ajouter : « Nos opinions sur le sionisme peuvent être diverses, mais nous pensons tous, y compris ceux qui se considèrent comme sionistes, que cet amalgame est fondamentalement faux. Pour les nombreux juifs se considérant antisionistes, cet amalgame est profondément injurieux ».  Selon eux, la définition de l’IHRA est « déjà utilisée pour stigmatiser et réduire au silence les critiques de l’Etat d’Israël, notamment les organisations de défense des droits humains ».

Puis qui crée l’amalgame entre juifs et Israël sinon la définition IHRA et désormais la résolution Maillard ? Amalgamer antisionisme et antisémitisme, c’est confondre délibérément et artificiellement le judaïsme avec une idéologie responsable d’une occupation militaire qui bafoue le droit international depuis des décennies. Peut-on imaginer plus criminel et dangereux pour les juifs du monde entier ? Plus dangereux pour Israël même où les voix de la société civile sont nombreuses pour dénoncer la politique contre les Palestiniens, politique menée en leur nom ?

-« Critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme ». Faudra-t-il énumérer la longue liste des méfaits des Etats colonisateurs ou des Etats qui ne respectent pas le droit international en guise de préambule avant d’être autorisé à dire que l’État d’Israël viole tous les jours le droit international et les résolutions de l’ONU, et qu’il nie totalement les droits du peuple palestinien ?  Et que signifie au juste ce terme « critiquer » ? Pointer une politique contraire au droit international, non respectueuse des droits humains et nationaux des Palestiniens, est-ce une critique ou un simple constat ?

Les « exemples » accompagnant la définition de l’IHRA ne peuvent que bâillonner toute critique, non pas de l’existence de l’Etat d’Israël, mais bel et bien de sa politique. Puis comment tracer la frontière entre tout ce qui constitue une « critique » admissible (énonciation objective de faits, dénonciations et critique d’une politique) et les « attaques » dont parle l’IHRA ? Comment, sinon en acceptant comme recevable une subjectivité tellement vague qu’elle ne pourra que diluer la lutte contre l’antisémitisme ?

Certes, le député Sylvain Maillard a déclaré à la tribune de l’Assemblée nationale que cette résolution « exclut les exemples de l’IHRA pour illustrer la définition ». Mais qui garantira cette précaution puisque la définition en elle-même est trop floue pour permettre une application juridique effective ? Cette définition, encore une fois, est si peu saisissable qu’elle ne semble pouvoir être appliquée qu’en puisant dans les exemples ambigus qui l’accompagnent.

Limiter les libertés publiques sous prétexte de lutte contre l’antisémitisme ?

Pourquoi est-ce sous forme de résolution que la définition de l’IHRA a été incorporée au droit français ? En droit constitutionnel, une résolution est une décision prise ou un avis exprimé par l’Assemblée nationale ou le Sénat. Elle se fait en dehors de toute procédure législative et n’a pas force exécutoire. En résumé, c’est un avis sur une question déterminée. A priori, la résolution respecte formellement l’engagement pris par Emmanuel Macron de ne pas faire adopter une loi punissant l’antisionisme au même titre que l’antisémitisme.

Mais la forme juridique choisie permet surtout d’éviter la question de constitutionnalité qui aurait pu être soulevée si la forme légale avait été choisie pour faire passer la définition de l’IHRA. Ce cadre juridique tout à la fois souple et acté permet d’échapper à toute censure constitutionnelle. Or dans cette résolution Maillard se devine l’ébauche d’un délit d’opinion évidemment contraire à la liberté d’expression garantie constitutionnellement. Autrement dit, vient-on de créer en catimini un délit d’opinion sans même possibilité de le contester ? Du jamais vu depuis la guerre d’Algérie.

Si la forme juridique choisie prive de toute possibilité de contestation, elle va cependant tranquillement infuser dans la pratique de ceux chargés d’instruire, de faire respecter ou de dire le droit. Le député Maillard a d’ailleurs, après le vote de la résolution, appelé à ce que désormais des instructions soient données aux magistrats, police et éducation nationale. C’est là une brèche dangereuse qui ne peut que s’élargir selon le principe que toute exception crée un précédent dangereux. Le comble du cynisme est que cette brèche a été ouverte au nom d’un combat juste et nécessaire, celui de la lutte contre l’antisémitisme. Reste à espérer que les juges, gardiens des libertés publiques, sauront à l’occasion d’un litige dégager une jurisprudence claire. Mais au risque auparavant de la défiance, du soupçon et de l’usure de longues procédures.

Une sorte de paradigme normatif s’observe là. Ce n’est pas la première fois qu’est utilisé ce procédé d’une « hypo-norme » afin de contourner une liberté publique. En février 2010, la ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie avait ordonné au Parquet de poursuivre toute personne qui appelle au boycott ou participe au boycott des produits israéliens. Invoquant un article de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, elle avait comparé ces actions à la discrimination ou la haine raciale. Ces instructions prirent la forme d’une circulaire qui est une acte d’encadrement, de consigne ou de procédure qu’il est possible certes de contester, mais devant une juridiction administrative. Or en France, c’est le juge judiciaire, magistrat dont l’indépendance est garantie constitutionnellement, qui est le gardien des libertés publiques.

Rappelons aussi que pour nouvelle résolution, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) n’a pas même pas été auditionnée par les rédacteurs de la résolution. La CNCDH est pourtant l’autorité administrative indépendante ayant « un rôle de conseil et de proposition dans le domaine des droits de l’Homme, du droit et de l’action humanitaire et du respect des garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ». Seul le groupe parlementaire de La France insoumise l’a consultée et a voté contre cette résolution. La CNCDH avait en effet émis un avis critique contre cette résolution qui ouvre la voie, selon elle, « à des atteintes au droit de pouvoir critiquer » Israël et sa politique. Avertissements restés inaudibles par les autres députés.

Combattre l’antisémitisme concerne chacun, contre la déshumanisation, l’inégalité et l’injustice que ce racisme suppose. Et ne nous y trompons pas. La question palestinienne est une question qui concerne tout le monde. Pas uniquement dans l’optique de la défense des droits des Palestiniens mais tout autant dans la défense des droits d’opinion et d’expression de chacun.

Qui importe en France la conflictualité israélienne ?

La définition de l’IHRA est donc désormais effective en France. Pourquoi avoir fait appel à une définition supplémentaire alors que le droit français dispose de textes suffisants pour faire condamner le racisme ?

En isolant la lutte contre l’antisémitisme des autres luttes antiracistes, qui ne sont pas citées une seule fois, cette résolution lutte-t-elle vraiment efficacement contre l’antisémitisme ?  Par cette « distinction », le risque est évident de différencier une forme de racisme des autres. Or toute différence dans le traitement d’une communauté par rapport à une autre peut donner à penser qu’un racisme nécessite plus d’alerte qu’un autre. Au risque d’une hiérarchie implicite et insupportable. Cette distinction constitue une rupture et une brèche dans la notion même de lutte antiraciste qui pour garder sa force et cohérence doit être une et indivisible. Ce qu’ont sans doute compris 24 élus de la majorité, principalement « marcheurs », qui ont co-signé une tribune pour s’opposer à la résolution, et appelant à combattre « toutes les haines sans distinction ». La République est « indivisible » et « laïque » et il faut légiférer sans distinction « religieuse » ont-ils écrit.

On a pu longtemps parler, pour la craindre ou s’en plaindre, de l’« importation » du dit « conflit » israélo-palestinien. Or ce qui se décèle est moins une importation de ce conflit qu’une importation de la conflictualité israélienne en France. Autrement dit de l’apposition sur des questions et dynamiques franco-françaises d’une grille de lecture israélienne. Que l’on parle de « territoires perdus de la République » pour qualifier certains quartiers, comme en Israël on parle de ces villes arabes discriminées ou ilots palestiniens sous la loi militaire. Qu’on qualifie d’intifada des banlieues tout mouvement social ou jacqueries citadines comme pour en disqualifier la dimension politique. En faire en somme une explosion de colère irrationnelle car ethnique ou religieuse ; qu’on parle enfin d’ « aliya » intérieure pour expliquer le fait que des juifs des quartiers populaires les quittent (sans tenir compte d’autres facteurs). Peu à peu, c’est tout un vocabulaire israélien qui s’installe dans le champ lexical du politique français. Une vision des rapports sociaux qui n’est plus politique et économique mais ethnique et religieuse.

C’est aussi une vision de la société en séparation, en opposition, en « archipel » comme on a pu l’écrire sur la France. Comme l’est la société israélienne qui est constituée de strates de populations qui ne vivent pas ensemble, mais cohabitent plutôt. Une société qui se vit en parallèles ou en opposition. Oppositions gérées civilement et politiquement (ashkénazes versus sépharades versus falachas versus Russes versus Arabes palestiniens etc…). Ou en conflictualité militarisée (Israéliens versus Palestiniens).

Est-ce là le modèle de société importé tranquillement en France par ceux-là mêmes qui n’ont pourtant que les mots « République indivisible, laïque et unie » à la bouche ?  Car que fait d’autre le député Maillard quand il participe, comme en mai dernier, donc la veille de son dépôt de résolution, à une conférence à Paris avec comme « invité d’honneur » Yossi Dagan, président des colons de Cisjordanie ? Ou plutôt, comme il se présente lui-même, des colons de la « Samarie », nom biblique donné en Israël à la Cisjordanie du Nord. Aux côtés du député, deux autres élus, Claude Goasguen et Meyer Habib. Une prise de position implicite par des élus de la Nation au mépris non seulement du droit international, mais aussi de la position française sur la question israélo-palestinienne. Rappelons que la France a toujours officiellement condamné la colonisation et se tient au cadre défini par Oslo d’une solution à deux Etats.

A la tribune de l’Assemblée nationale, c’est ce même député Meyer Habib qui a déclaré, lors du vote de la résolution Maillard : « La diabolisation du juif et d’Israël est devenu le signe de ralliement de tous ceux qui vomissent le système. J’accuse une partie de la gauche d’attiser la haine d’Israël pour séduire l’électorat des quartiers ».

Tenons-nous d’abord à la seconde partie de cette double affirmation scandaleuse. Selon le député proche de Benjamin Netanyahou, les positions critiques d’Israël qui subsistent dans une partie de la gauche française ne seraient dues qu’à un simple calcul électoral. Une critique, et grille d’analyse, qu’on retrouve chez Benjamin Netanyahou quand il affirme à chaque élection que les partis de gauche israéliens cherchent à remporter les élections avec le vote « arabe ».

Le sous-texte de la déclaration du député français induit qu’Israël n’est pas critiquable en soi mais simplement en raison de contingences politiciennes. Dit-il tout autant implicitement que ces quartiers populaires qui sont, selon l’imaginaire habibien, uniquement peuplés de musulmans, seraient forcément et férocement antisémites ? Comme son mentor Netanyahou, Meyer Habib a tout simplement agité à la tribune nationale le prétendu « vote arabe ». Pas français. Arabe. Pire, musulman. Indécence d’un racisme décomplexé ramassé en peu de mots sous prétexte de lutte antiraciste.

C’est exactement la rhétorique de l’extrême droite israélienne vis-à-vis du dit « problème » palestinien qui se comprend ici. La question palestinienne est une question politique et de respect de droit humains et nationaux. Dès lors, elle ne peut et ne doit se régler que par une solution politique. Une solution qu’a toujours combattue l’extrême droite israélienne qui n’a eu de cesse de faire de cette question politique une question religieuse à l’intérieur du pays et civilisationnelle à l’extérieur. Ce déplacement des termes du « problème » induisait dès lors son insolvabilité. Car négocie-t-on avec l’ « ennemi » palestinien, forcément « terroriste » (quand il lutte pour ses droits) ou antisémite (toujours quand il lutte pour ses droits) ? Négocie-t-on avec l’atavisme et l’irrémédiable, le culturel, le religieux ou le civilisationnel ?

C’est aussi à cela qu’est utile l’importation de la conflictualité israélienne en France. Dans cette façon de dépolitiser des questions politiques pour ne surtout pas leur apporter de solution en termes politiques.

Une offensive réactionnaire mondiale au prétexte de la défense d’Israël

La lutte contre l’antisémitisme est évidemment primordiale alors que les foyers de haine anti-juif mal éteints en Europe se réveillent en brasiers inquiétants.

Mais qui est Sylvain Maillard et quel modèle de société a-t-il laissé s’esquisser à travers ses déclarations autres que celles portant sur la résolution qui porte son nom ? C’est ce député qui avait déclaré, avant de revenir sur ses propos, que « l’immense majorité » des sans-abris dorment dans la rue « par choix ». Une vision des plus démunis qui semble peu compatible avec l’humanisme affiché en bandoulière lors du vote de la résolution. Mais une vision ultra-libérale inégalitaire et d’individualisme forcené qui se retrouve aussi dans le modèle économique israélien tel qu’il a été impulsé par Benjamin Netanyahou. Car ce dernier n’est pas que porté par une idéologie messiano-nationaliste. Il a aussi gardé de sa formation aux Etats-Unis, en pleine décennie Reagan, un ultra-libéralisme acharné. Le Premier ministre israélien offre un mélange de nationalisme fort et de libéralisme économique décomplexé. Cette même idéologie se décèle chez ses alliés et « amis », Donald Trump, Jaïr Bolsonaro ou Viktor Orban.

Résultat de sa politique: côté chatoyant, Israël a pu être qualifié, longtemps avant qu’Emmanuel Macron n’en fasse un slogan vain, de « start-up nation ». La guerre et l’occupation ont ainsi dopé les industries d’armements, d’informatique, de renseignements. Mais côté moins reluisant, Israël c’est aussi une société profondément inégalitaire. Très loin du socialisme rêvé des Kibboutzim (Mouvement sioniste d’inspiration socialiste et collectiviste). Au séparatisme religieux et ethnique s’ajoute désormais une ségrégation économique frappante pour quiconque sort des immeubles rutilants du front de mer de Tel-Aviv. Dans ce pays de 9 millions d’habitants, 1,8 million de personnes vivent sous le seuil de pauvreté soit 1 habitant sur 5. Selon d’autres chiffres, plus d’un quart des foyers israéliens vivent en dessous du seuil de pauvreté, soit 26% de la population totale. Entre 2003 et 2016, le nombre de personnes dans le besoin a augmenté de 70%. Parmi eux, des rescapés des camps nazis.

La lutte contre l’antisémitisme est-elle devenue le prétexte pour étendre la lutte contre toute contestation du système et contre toute radicalité et critique ? Autrement dit instrumentalise-t-on une lutte fondamentale pour des raisons cyniques ? Revenons à la déclaration de Meyer Habib à la tribune de l’Assemblée nationale : « La diabolisation du juif et d’Israël est devenu le signe de ralliement de tous ceux qui vomissent le système ». Cette phrase a allumé comme une alerte rouge qui s’obstine à clignoter et à faire sursauter. Comment les élus de la Nation n’ont-ils pas eux aussi sursauté devant une affirmation qui frôle les pires antiennes et amalgames antisémites ? Car que dit le député sinon que le « système », c’est les juifs ? Que contester le système, c’est être de facto antisémite ? C’est ce même amalgame qui a pu être esquissé par le président de la République à propos des « Gilets jaunes », mouvement social et seulement social. Comment ne pas s’inquiéter que de tels apprentis sorciers, sous des prétextes et intérêts divers et convergents, risquent sans état d’âme de rallumer ce vieil antisémitisme européen qu’on croit éteint ?

C’est peut-être Ivan Segré, philosophe et talmudiste qui dans son livre « La réaction philosémite » (éditions Lignes, 2009) a le mieux compris et analysé les choses.

« L’apparition d’un courant intellectuel français qui, au nom de la ‘’défense d’Israël’’ et de la ‘’lutte contre l’antisémitisme’’, a développé un argumentaire extrêmement réactionnaire, contre les Maghrébins ou les Noirs d’identité musulmane, plus largement contre les jeunes des quartiers populaires, et contre les progressistes, est un phénomène notoire. L’originalité de mon analyse, c’est de montrer qu’à y bien regarder, ce courant intellectuel français n’est absolument pas le symptôme d’un repli communautaire juif, comme on a trop vite voulu le dire, mais l’avant-garde d’une réaction idéologique dont le véritable mot d’ordre est la défense de l’Occident, et non la défense des juifs ou d’Israël. Du reste, ces intellectuels s’opposent explicitement, parfois même avec acharnement, au communautarisme, et se revendiquent bien au contraire d’un universalisme, ce en quoi ils ont d’ailleurs raison, puisque la défense de l’Occident n’est pas un mot d’ordre communautaire, c’est un mot d’ordre universaliste, à condition bien sûr d’entendre universaliste au sens impérialiste du terme, car l’impérialisme est aussi une forme d’universalisme. Je me suis donc intéressé principalement à des intellectuels juifs qui, d’une manière ou d’une autre, se sont affirmés comme tels, et je soutiens qu’ils sont des ‘’clercs’’, voulant dire par là qu’ils trahissent le particularisme juif ou sioniste pour un universalisme impérialiste ».

Longtemps parias de la communauté « commune », qu’elle soit religieuse ou nationale, désormais sommés de devenir, selon les mots de Manuel Valls « l’avant-garde de la République », est-ce là encore une façon de placer les juifs en première ligne, au risque d’en faire des fantassins ? Après avoir été utilisés comme l’ennemi intérieur ou extérieur nécessaire afin de créer de la cohésion religieuse ou nationale, prétend-on désormais défendre les juifs pour la défense d’intérêts qui ne les concernent en rien ?  Et sous prétexte de lutte contre l’antisémitisme, retrouve-t-on encore cette étrange façon de séparer les juifs des autres?

Pendant qu’il est encore possible d’écrire ce genre article sans être accusée d’antisémitisme, rappelons-nous simplement que les juifs ont été pendant près de 2000 ans les bouc émissaires d’une Europe qui s’est construite sur leur massacre, exclusion et expulsion. Jusqu’aux cendres d’Auschwitz qui ont mis à nue la férocité antisémite dans sa forme industrielle et génocidaire la plus barbare. Situation intenable pour une Europe qui avait encore plus besoin de ses oripeaux de Lumières et d’universalisme, après l’acmé meurtrier de la Seconde guerre mondiale, pour continuer à imposer au reste du monde un impérium justifiable. Israël et les juifs ont été peu à peu transformés en bélier et fantassins de cet occidentalisme qui n’entendait céder en rien de sa position dominante.

A l’intérieur de l’Occident, l’instrumentalisation glacée de l’antisémitisme sert-ils à domestiquer ses minorités un peu trop agitées ou à délégitimer désormais tout mouvement social contre des politiques économiques qui seront de plus en plus inégalitaires ? A l’extérieur, l’instrumentalisation de la défense d’Israël sert-elle à « justifier » et consolider cet empire occidental qui ne craint que son évident déclin ? Partout, c’est la même utilisation cynique et potentiellement dangereuse qui est faite des juifs. Au risque de tant de risques…

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Illustration: Panorama de l’hémicycle de l’Assemblée nationale française, septembre 2009. Copyright: Richard Ying et Tangui Morlier

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