Interview de Benoît Muracciole, président de l’association Action Sécurité Ethique Républicaines (ASER)
L’association Action Sécurité Ethique Républicaines (ASER) est la première à mener une action en justice contre le gouvernement français concernant le transfert de ses armes. Son président Benoît Muracciole travaille en France sur la question des armements et de leur contrôle depuis plusieurs décennies. Il a ainsi participé à l’élaboration de traités, dont celui de 2013, qu’il évoque dès la première page de son livre Quelles frontières pour les armes (éditions Pedone, 2016), rappelant que c’est « le premier traité sur le commerce des armes de l’histoire de l’humanité. » Pour pointer les violations, il insiste particulièrement sur l’article 6 qui porte sur le risque d’usage des armes. Son application permettrait de bloquer les transferts d’armes vers l’Arabie saoudite ou tout Etat violant les droits humains. Pourtant, l’Etat français refuse de répondre sur le fond, y compris devant le tribunal administratif de Paris. En attente de la réponse de la justice, Benoît Muracciole a évoqué tous ces sujets avec [Ehko].
[Ehko] : Présentez-nous l’ONG Action Sécurité Ethique Républicaines (ASER)
[Benoît Muracciole] : Créée en 2011, ASER est l’union des anciens membres de la « Commission armes » d’Amnesty France et d’anciens officiers de police. Le point commun entre les membres de notre équipe : la défense des droits de l’Homme et du contrôle du transfert des armes et de leur usage proportionné. ASER exerce une double mission de plaidoyer, d’alerte des autorités et d’accompagnement des victimes de violences policières qui la sollicitent. L’association réunit une vingtaine d’experts. Elle est financée par les dons et cotisations de ses adhérents. C’est donc une petite association militant pour une grande cause !
Quel est votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a mené à travailler sur la question des armements ?
Je suis né en 1960 à l’hôpital militaire de Toulon d’un père officier de marine et je réfléchis aux questions de résolution de conflits depuis 40 ans. J’ai grandi dans un environnement violent et très vite pris le chemin de la défense des droits de l’Homme. Un ami de l’aumônerie m’a fait découvrir la non-violence quand j’avais 13/14 ans. Insoumis à 20 ans, j’ai durant 29 mois effectué mon service civil aux Compagnons Bâtisseurs. Nous construisions ou rénovions des maisons avec et pour des personnes du Quart-monde. Je suis plutôt un auto-didacte militant. J’ai fini par me consacrer exclusivement à la question des armes et des droits de l’Homme et j’ai intégré Amnesty international France en tant que bénévole en 1978 et de 1997 à 2009, à la « Commission armes ». J’ai été responsable de la campagne pour le Traité sur le commerce des armes (TCA) de 2002 à 2009 avant d’assurer la présidence de l’association ASER à partir de 2013.
Vous avez participé aux négociations des traités sur les commerces des armes. Quand et pourquoi le sujet a-t-il émergé en France ?
J’ai en effet participé à cette incroyable aventure de 2001 à 2013, de la phase de discussion et de négociation à la signature du premier traité de régulation des transferts d’armes au monde ! Le sujet a d’abord émergé en 1983 au sein d’Amnesty international avant d’être porté en France par la section française. Il s’agissait de demander aux Etats d’être responsables et transparents sur les transferts d’armes dont l’usage ou la menace d’usage sont à l’origine de la très grande majorité des violations des droits de l’Homme. Le système d’alors pour arrêter les crimes contre l’humanité et les génocides était l’embargo sur les armes. Un système très lourd puisque conditionné par une décision du Conseil de sécurité de l’ONU (avec un véto possible d’un des 5 membres permanents) ou, pour l’Union européenne, l’accord des 28 Etats membres. Nous voulions donc un moyen plus réactif et efficace basé sur un texte international rassemblant les engagements des Etats en matière de droit de l’Homme et de droit International humanitaire (DIH).
En France, c’est en 1995 avec le premier rapport d’Amnesty international sur l’usage des armes françaises au Rwanda que se pose officiellement la problématique. Il y aura ensuite le rapport du chercheur Gaëtan Mootoo sur le Togo en 1999 (chercheur qui s’est suicidé dans son bureau à Amnesty France et dénonçait ce pourquoi nous avons démissionné en 2009). Les Français entretenaient les avions canadiens d’où des opposants étaient jetés à la mer, selon une technique utilisée par l’armée française pendant la guerre d’Algérie… Gaëtan Mootoo m’avait alors confié que l’opposition d’Amnesty France était telle qu’il avait décidé de plus travailler sur les thématiques ou sujets dans lesquels la France était impliquée.
La question des transferts d’armes est fondamentalement stratégique et faisait peur à beaucoup de monde car elle montre toute la chaîne de responsabilités. Pourtant de 2008 à 2011 l’ambassadeur au désarmement a pleinement engagé la France dans les négociations, faisant même référence. Grâce à l’impulsion et la pression de la société civile, le traité sur le commerce des armes constitue un cadre juridique solide pour prévenir les graves et systématiques violations des droits de la personne.
ASER prône-t-elle l’interdiction des ventes d’armes ? Si non, pourquoi ?
Certains sont pour l’arrêt de la production d’armes. Nous ne croyons pas au rassemblement aujourd’hui des Etats sur cette idée. En revanche, si nous parvenons à faire appliquer le TCA, nous empêcherons des millions de graves violations des droits de l’Homme.
Beaucoup au ministère des Affaires étrangères et de la Défense n’ont pas la connaissance du monde, leurs raisonnements sont conceptuels… Ils reproduisent ce qu’ils ont appris dans les grandes écoles et ils conseillent les politiques, passés par ces mêmes écoles qui les ont retirés du monde. Il faut trouver les mots pour convaincre ces personnes. Le meilleur moyen a été le processus qui a mené à l’adoption du TCA. Le dialogue ONG/gouvernement a été gagnant-gagnant et on a vu des gens changer au sein des ministères. Cela avait commencé sous Lionel Jospin [Ndlr. Premier ministre du 2 juin 1997 au 6 mai 2002], des députés ont voulu savoir ce qui se faisait en matière de transferts d’armes, un dialogue s’était alors ouvert. Il s’est malheureusement refermé depuis. Il n’y a qu’à voir les difficultés rencontrées par le député Sébastien Nadot [Ndlr. Exclu de LREM] pour obtenir une mission d’enquête sur les ventes d’armes à l’Assemblée Nationale.
Les violations des traités par l’État français sont manifestes à plusieurs niveaux, les pays qui lui commandent ou achètent des armes ne remplissent pas les conditions (respect des droits humains, garanties économiques, etc) mais cela reste sans conséquence. Quelle est leur réelle portée ? Ont-ils toujours une utilité ? Comment les faire appliquer et respecter par l’État ?
Le Traité sur le commerce des armes est le premier instrument juridique des Nations unies qui met au même niveau dans le préambule les droits de l’Homme, la paix, la sécurité, le développement (ce qui correspond aux droits économiques/sociaux/culturels). Avant lui, les Etats disaient, avec plus ou moins de bonne foi, qu’il n’existait pas d’accords internationaux sur les transferts d’armes, donc rien à appliquer. Ce texte d’une portée internationale a donc une utilité.
Son application est cependant subordonnée au rapport de force de l’opinion publique, d’où l’importance du travail de mobilisation des ONG. Malheureusement les grosses ONG qui ont bénéficié de l’investissement de milliers de militants et dépensé des centaines de milliers d’euros pour obtenir le TCA sont absentes de cette tâche essentielle. Mais l’application et le respect du TCA par les Etats en général et l’Etat français en particulier passe également par l’action juridique.
Justement, pourquoi avez-vous décidé de recourir à la justice ?
Le 7 mai 2018, pour la première fois en France, une ONG, ASER, a intenté une action en justice contre le gouvernement français sur le fondement du TCA dont il est partie. Les députés et les ONG seront désormais obligés de faire une lecture sérieuse des textes. La faiblesse des interprétations juridique du TCA profitent à sa violation par les gouvernements et cela doit cesser !
En mars 2018, face à l’opacité des décisions prises par la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG)*, notre avocat Matteo Bonaglia a écrit au Premier ministre pour la suspension des transferts d’armes dans le cadre de la guerre au Yémen. L’absence de réponse dans un délai de 2 mois valant refus, nous avons donc saisi le tribunal administratif de Paris le 7 mai 2018, pour suspendre toutes les exportations d’armes à destination des pays de la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis. Maître Matteo Bonaglia est entré dans la logique du traité et a élaboré un argumentaire extrêmement bien construit pour contrer celui du gouvernement français : comment au XXIe siècle le gouvernement français peut-il encore contester l’intervention des juges sous le prétexte que les transferts d’armes sont un acte de gouvernement qui n’est pas détachable de la politique étrangère de la France ? [Ndlr. L’acte de gouvernement est un acte édicté par une administration qui bénéficie d’une totale immunité juridictionnelle pour des raisons essentiellement d’opportunité politique ou diplomatique.]
ASER a également lancé avec l’ACAT une procédure concernant le cargo saoudien Bahri Yanbu [Ndlr. Cargo saoudien qui devait charger des armements en France]. La justice administrative a reconnu la menace sur la vie mais pas l’urgence alors que le programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) parle de 239 000 morts au Yémen fin 2019 si le conflit garde la même intensité… Pour le deuxième cargo, le Bahri Tabuk, ASER ainsi que des ONG et syndicats sur place ont mené une action à Fos-sur-Mer. Peu de gens savent que selon le TCA, le transit fait parti des transferts d’armes. Le Bahri Tabuk ne devait donc pas passer en transit dans un port français même s’il n’y chargeait aucune arme.
Le régime actuel de la Ve République empêche les parlementaires, les citoyens et les ONG d’interroger le gouvernement sur la légalité de ses décisions. L’action en justice d’ASER est ainsi complémentaire de la demande d’enquête parlementaire du député Sébastien Nadot. Pour rappel, en 1997, la coalition des ONG françaises demandait déjà la création d’un office parlementaire.
Comment s’est passée l’audience devant le tribunal administratif de Paris ?
Le 11 juin, durant une vingtaine de minutes, en présence des députés Sébastien Nadot, Jean Lassalle et François Ruffin, Maître Bonaglia a présenté nos arguments. Il a principalement axé sa plaidoirie sur la compétence du tribunal, déniée par le gouvernement. L’incompétence des juges était le seul motif avancé en défense par le gouvernement français qui, à aucun moment, ne conteste les violations de l’article 6 du TCA.
Selon l’article 46 du Traité de Vienne – traité des traités – aucune loi nationale ne peut empêcher l’application d’un traité. La note révélée par Disclose NGO est importante, elle confirme que les représentants du gouvernement avaient connaissance des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité cités dans l’article 6 du TCA. Cela peut faire sauter le verrou, les juges aussi peuvent être de bonne foi.
La rapporteuse du ministère public a essentiellement développé les jurisprudences de l’acte de gouvernement rendant le tribunal incompétent tout en notant que cela ne représentait pas toutes les jurisprudences. La jurisprudence est par essence évolutive et non univoque. Au sein de l’UE, les Etats ne peuvent se prévaloir d’une mesure intérieure pour ne pas appliquer une Position commune [Ndlr. Ici la Position commune de 2008, sur les exportations de technologies et d’équipements militaires]. En effet, cela signifierait qu’ils sont de mauvaise foi quand ils ratifient les traités puisqu’ils savent qu’ils ne pourront pas être mis au défi de l’appliquer. En faisant cela, ils violent l’esprit du traité des traités. Toute question relative aux droits fondamentaux doit relever des compétences des institutions juridiques.
Quelle sera la suite ?
Nous attendons la décision du tribunal administratif de Paris. Et nous interrogeons. Pourquoi le Premier ministre n’est pas en première ligne ? C’est pourtant lui qui préside la CIEEMG. Combien de générations sacrifiées pour sauver l’industrie européenne ? C’est ce que le ministre Bruno Lemaire a oublié de dire à Angela Merkel quand il a essayé avec le ministre britannique de faire pression sur le gouvernement allemand pour débloquer la suspension des transferts d’armes vers l’Arabie Saoudite… Selon Patrice Sartre, général à la retraite et experts conformité export, il est très difficile d’évaluer le nombre de personnes qui travaillent dans l’industrie de l’armement en France, qui seraient entre 120 000 à 160 000. Cela n’est pas déterminant sur le plan de l’emploi. D’autant que des syndicalistes réfléchissent à des projets de reconversion dans l’industrie civile de pointe. On en parlait déjà à la fin des années 70. Il y a besoin de rassurer ces salariés sur leurs emplois mais pas à n’importe quel prix.
Qu’est-ce que veut dire pour une société de se construire sur le massacre de civils à des milliers de kilomètres ? Quels conflits futurs déclenche-t-on au Moyen-Orient ? Quelle est la légitimité de Hadi au Yémen ? La guerre renforce l’État islamique et Al-Qaïda dans la péninsule Arabique parce que l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis leur rétrocèdent bon nombre d’armes. Tout concourt à cette catastrophe humanitaire, il n’y aucun signal des belligérants qui montrerait qu’ils apportent une quelconque attention à la population civile. On est donc bien dans une violation flagrante de l’article 6 du Traité sur le commerce des armes.
*Voici comment le ministère de la Défense français présente la commission sur son site : « La CIEEMG est une commission réunissant des représentants de plusieurs ministères dont ceux en charge de la défense, des affaires étrangères et du développement international, et de l’économie et des finances qui ont voix délibérative. Elle est placée auprès du Premier ministre et est présidée par le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Elle apprécie les projets d’exportation sous tous leurs aspects, en tenant compte notamment des conséquences de l’exportation en question pour la paix et la sécurité régionales, de la situation intérieure du pays de destination finale et de ses pratiques en matière de respect des droits de l’homme, du risque de détournement au profit d’utilisateurs finaux non autorisés, de la nécessité de protéger la sécurité de nos forces et celles de nos alliés ou encore de maîtriser le transfert des technologies les plus sensibles. »
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Illustration : Benoît Muracciole. Crédits : Editions Pedone.