L’agence de presse IM’média « spécialisée dans l’immigration, les cultures urbaines et les mouvements sociaux » (fondée en 1983 par Moghniss Abdallah notamment) a publié sur sa page Facebook un reportage réalisé en septembre 1989 « Les immigrés dans une grève populaire » : « Il y a tout juste trente ans, la rentrée sociale débute avec la dernière grande grève des usines Peugeot dans l’Est de la France, avec pour principal mot d’ordre : « 1 500 F pour tous ! On veut vivre, pas survivre ! » En filigrane se profile une critique des nouvelles formes de production et de management disciplinaire « à la japonaise ». OS et OP [Ndlr. Ouvriers spécialisés et ouvriers professionnels], hommes et femmes, jeunes ou d’âge mûr, Français et immigrés, participent au mouvement au sein même des usines et dans les quartiers populaires. Seuls les intérimaires, pour la plupart des jeunes Français recrutés dans les campagnes du pays de Montbéliard, restent à distance. Les travailleurs immigrés, forts de leur expérience professionnelle, syndicale, et des conflits du début des années 1980 au cours desquelles ils étaient en première ligne sur fond d’affrontements raciaux, sont cette fois-ci partie prenante d’une lutte ouvrière qui se développe sur un air de fête et d’unité. »
Ce documentaire aurait pu être tourné en 2019 tant ces problèmes et ces revendications restent actuels. Il s’ouvre sur des policiers déployés devant les usines Peugeot de Mulhouse-Sochaux. « On vient d’y annoncer un bénéfice de de 8,8 milliards pour 1988 dû à la très forte augmentation de la productivité mais pour la direction, il faut encore améliorer la compétitivité. […] Un groupe d’ouvriers de l’atelier de carrosserie de Peugeot Mulhouse décide la grève […] elle s’étend à Sochaux. »
Lors d’une manifestation, Grid Douadi dénonce « Calvet [Ndlr. Jacques Calvet, haut fonctionnaire devenu PDG] nous a dit pendant très très longtemps « Serrez-vous la ceinture pour aider l’entreprise […]. » Nous disons à Calvet »Partagez les bénéfices » ». La direction préfère diviser pour mieux régner « entre travailleurs immigrés et travailleurs français » mais Grid Douadi prévient « aujourd’hui on a fait l’unité ». Il appelle « tous les travailleurs » à se mobiliser pour « la dignité » et un salaire de 1500 F (Ndlr. Environ 240€) et pour cause : « en quelques années, les salariés de l’usine de Sochaux sont passés de 40 000 à 23 000 et celle de Mulhouse de 17 000 à 12 000. De 84 à 88, la productivité a augmenté de 50% » indique le documentaire.
Des Français remplacent les travailleurs immigrés à la chaîne. Nacer Messaoud, délégué CGT, relate « une répression énorme dans cette entreprise, très très sévère » et le changement de mentalité des Français à l’égard des immigrés, accusés « de tirer les salaires à la baisse et de faire baisser les classifications » : « maintenant qu’ils ont été remplacés par des Français, ils se rendent compte que ça n’a pas changé […] ». Pour lui, « le Français a compris que ce n’est pas seulement à l’immigré d’aller dans les conflits » et que pour s’en sortir « il fallait que lui-même mette la main à la pâte ». En effet, comme le note Farouk Khaldi (CGT) « les immigrés se sont investis dans les syndicats depuis 1972 et surtout depuis les années 1980 ». Se sentant « comme délaissés par les propres organisations syndicales […], ils ont voulu créer leurs propres syndicats […] » mais resteront au sein de « la CGT, CFDT, FO… » De son côté, Dyani Bouzekri dénonce (déjà) les discriminations qui les empêchent d’accéder à certaines responsabilités même si « les immigrés ont les compétences ».
Ce documentaire figure bien la teneur de ces conflits sociaux et les luttes portées et menées par les personnes immigrées en France. L’occasion de rappeler comment patrons, dirigeants politiques et médias les ont diabolisées en fabriquant « un problème musulman » pour in fine réduire les droits de tous les travailleurs.
L’islam comme outil de régulation dans le monde du travail
« La venue de travailleurs nords-africains en France commence à la fin du 19e siècle » notent René Mouriaux et Catherine Wihtol de Wenden dans l’article « Syndicalisme français et islam » (« Revue française de science politique », Science Po University Press, 1987). Dans le livre de référence L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005 (La Découverte, 2008), le journaliste Thomas Deltombe analyse en détails le traitement politique et médiatique des grèves de ces travailleurs et l’instrumentalisation de leur religion, l’islam.
« Dans les années 1970, l’islam est […] perçu dans le monde du travail comme un excellent outil de régulation sociale. L’industrie automobile, grande utilisatrice de main d’oeuvre étrangère, s’équipe de mosquées dès 1976, suite à un processus de surenchère entre les syndicats, qui voient dans la religion un moyen de mobiliser les OS [Ndlr. Ouvriers spécialisés] immigrés, et le patronat, qui instrumentalise les imams-ouvriers en les incitant à prêcher la paix sociale […]. Le 14 mars 1976, dans un discours devant les musulmans d’Evry, le secrétaire d’État aux Travailleurs immigrés Paul Dijoud propose d’intégrer davantage l’islam dans la société française […] le patronat est incité à faciliter l’expression de la religion musulmane dans les entreprises […]. » Pour Thomas Deltombe, « il est toujours intéressant de souligner ce que les médias choisissent de rendre visible » : « traitant les immigrés comme des êtres dociles et assistés, les reportages ne montrent jamais, avant 1979, la religion comme un vecteur possible de revendications […].» Pourtant la religion est bel et bien présente dans l’entreprise, et ce depuis plusieurs décennies. L’historien Vincent Gay relate par exemple dans l’article « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le ‘’problème musulman’’ dans les conflits de l’automobile, 1982-1983 » (revue Genèses, Belin, 2015) que « L’historien Jean-Baptiste Garache relève la présence d’un imam dans les usines Renault lors de l’enterrement d’un ouvrier en 1933 ; l’ethnologue Noëlle Gérôme souligne qu’en 1948 à la SNECMA de Gennevilliers, le comité d’entreprise permet le déblocage de certaines denrées contingentées afin que les travailleurs musulmans puissent célébrer la fête de l’aïd. […] La presse de l’entreprise rend même hommage aux salariés partis à La Mecque faire leur pèlerinage ». Thomas Deltombe rappelle d’ailleurs que « la France ne s’est pas toujours considérée comme étrangère à l’islam. […] Au temps des colonies, elle se rêvait »puissance musulmane ». » Mais elle opère un basculement.
Le journaliste décèle une « islamisation des regards à partir de 1979 » : « dans le discours médiatique, l’Iran khomeyniste […] est devenu le centre de gravité d’un »monde musulman » qui semble de plus en plus éloigné de l’ »Occident ». » Comment expliquer un tel changement – d’autant que la France avait apporté son soutien à l’ayatollah Khomeiny ? « Alors que les politiques migratoires de la France se radicalisent entre 1974 et 1983, la perception des immigrés évolue : ceux que l’on appelle les »travailleurs étrangers » ressemblent de plus en plus aux musulmans iraniens que l’on découvre à la télévision […] mais aussi […] à ceux que l’on nommait jadis en Algérie »indigènes », eux aussi »musulmans » […]. »
Thomas Deltombe relaie l’explication de l’ethnologue Jacques Barrou : « Il a suffi d’une conjoncture extérieure propice à mobiliser l’intérêt de l’opinion publique autour d’un islam facteur de conflit et de contestation pour que les médias choisissent de le »redécouvrir » dans un contexte qui quotidiennement n’est pas du tout le sien. […] L’islam devient un des principaux prismes pour analyser la grève des ouvriers de l’automobile au début des années 1980. Et pour la discréditer. » Les médias adoptent la ligne du pouvoir politique : « Le gouvernement socialiste donne sa caution à la rumeur »d’intégrisme » en janvier 1983. […] Le ministre de l’Intérieur Gaston Deferre, apparemment peu au fait d’une immigration massivement sunnite, évoque »des grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites ». Le Premier ministre Pierre Mauroy se fait accusateur, [il parle] des travailleurs »agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à avoir avec les réalités sociales françaises ». » Le ministre du Travail Jean Auroux déclarera « Il y a, à l’évidence, une donnée intégriste et religieuse dans les conflits […] » ajoutant « l’État est laïque et nous entendons bien que les choses restent ainsi… Je suis contre la politique dans l’entreprise comme je suis contre la religion dans l’entreprise. » Les politiques qui plébiscitaient l’islam en font alors un problème, pour mieux briser les revendications de tous les travailleurs.
Un cap dans la politisation de « la question musulmane »
Dans un autre livre incontournable, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman » (La Découverte, 2013), les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat viennent appuyer les recherches de Thomas Deltombe. « La plupart des travaux considèrent 1989 comme l’année inaugurale des controverses sur l’islam, avec la première »affaire du voile » […] et l’affaire des Versets sataniques. On serait passés subitement de la question immigrée à la question musulmane à cause du port du hijab et de la fatwa de Khomeiny contre Salman Rushdie […]. S’il y a »problème musulman », c’est finalement à cause des musulmans eux-mêmes […] les élites n’auraient fait que réagir […]. Cette périodisation ainsi que cette explication nous semblent erronées historiquement. Bien avant 1989, la première politisation de la question musulmane après la guerre d’Algérie apparaît dans le contexte des grèves ouvrières contre les licenciements massifs dans l’industrie automobile. Au départ, des grèves de Citroën-Aulnay (avril 1982) et Talbot-Poissy (mai 1982) sont déclenchées selon le registre classique du mouvement ouvrier : les revendications portent essentiellement sur l’organisation du travail, les salaires, les libertés individuelles et syndicales, etc ». Les licenciements sont confirmés, les salariés durcissent la grève. Résultat : « c’est dans ce contexte que la question religieuse fait irruption dans le débat public ». Elle est impulsée par la direction de l’entreprise, les politiques et les médias : « certains journaux multiplient les photos d’ouvriers spécialisés maghrébins et africains en train de faire la prière à la mosquée et publient des caricatures qui recouvrent les voitures de voile islamique… »
Ainsi pour les chercheurs, « la construction du »problème musulman » s’explique donc moins par l’action et le discours des musulmans […] que par la convergence idéologique entre »élites » patronales, politiques et médiatiques ». Ils signalent également qu’à l’inverse d’une idée reçue, « la »suspension » officielle de l’immigration en 1974 n’est pas une réaction […] à la crise du pétrole de 1973 » mais que parmi les raisons, le gouvernement Chirac (UDR) craint « un nouveau Mai 1968 »…
Disqualifier les travailleurs immigrés pour étouffer les luttes
« Ni le moment de cette controverse, alors que s’amorce un changement d’orientation du gouvernement d’union de la gauche, ni l’industrie en question ne sont anodins » commente Vincent Gay. L’automobile « un moteur de l’expansion des Trente Glorieuses » est « tout au long du XXe siècle un des secteurs industriels où ont été scrutées les transformations du monde du travail, ainsi qu’un des lieux où […] l’immigration a occupé une place importante. » Et l’islam aussi, comme vu précédemment : comment lui explique le basculement ? « En 1982 le fait nouveau tient à la façon dont l’enjeu autour des lieux de prières se construit au sein d’une contestation plus générale du système que subissent les ouvriers immigrés. […] Plus que des évolutions qui se révèleraient à travers de nouvelles pratiques religieuses rendues alors visibles, ces années sont le signe de nouvelles formes d’altérisation des populations immigrées en même temps que d’une disqualification des luttes ouvrières, les deux phénomènes allant de pair. On peut y voir enfin un moment révélateur de confusion entre Islam, islamisme et intégrisme, confusion qui ne quittera plus la scène publique à partir de la fin des années 1980 ».
Pour l’État français, ses représentants politiques et relais médiatiques, les travailleurs des ex-colonies sont passés de travailleurs « immigrés » dociles et corvéables à merci à des éléments perturbateurs « musulmans ». Cette main d’oeuvre serait-elle devenue trop revendicative ? Ces salariés s’étaient-ils finalement sentis déjà trop Français et soucieux des droits ?
En tous cas, ces arguments sont toujours utilisés pour discréditer les luttes des travailleurs. On citera par exemple le président de l’UDI Jean-Christophe Lagarde qui a déclaré il y a deux ans que la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois en 2013 (après 4 mois de grève) était liée à une «omniprésence religieuse et […] des exigences religieuses au travail », alors que syndicats et direction ont évoqué des raisons économiques ou la caricature de Plantu en une du journal Le Monde assimilant grévistes et « musulmans intégristes » ou d’autres établissant un lien entre grévistes et terroristes…
Aujourd’hui encore, les revendications des travailleurs et travailleurs sont stigmatisées par des entreprises et des médias quasiment tous détenus par des groupes industriels comme le montre bien le documentaire (à voir et revoir) « Les nouveaux chiens de garde » de Gilles Balbastre, Yannick Kergoat (JEM Productions, 2011). Celles des personnes musulmanes ou perçues sont encore plus condamnées. Et si le problème n’était pas qu’elles soient liées à la pratique religieuse mais au fait que ces travailleurs et travailleuses osent en formuler et réclamer des droits dans un contexte où le système capitaliste grignote toujours plus les droits de tous et toutes ?
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