[C’est sans doute le roman] le plus inclassable de la littérature mondiale. Un sommet romanesque pour certains, un gouffre de mots pour d’autres. Ulysse de James Joyce (Shakeaspeare and Company, 1922). Sur le papier, l’intrigue tient à un fil. Les pérégrinations de Leopold Bloom et Stephen Dedalus à travers la ville de Dublin. Une journée ordinaire de deux hommes quelconques. Le 16 juin 1904, de 8 heures du matin à la nuit profonde et noire.
Le texte tisse des degrés de lecture, matérialité, naturalisme, réalisme et spiritualité. Une vision totale de l’homme, de la plus organique à la plus transcendante. Du plus trivial au plus élevé. Au plus tragique aussi. Le vrai. Celui qui gît dans le rien. Qui fige dans le néant. Mais Joyce double, triple cette dimension mythologique et humaine par des thèmes sous-jacents, couleur, organe, symbole, qui viennent comme illustrer toutes les lectures possibles. Télescopage permanent de l’œuvre qui oblige le lecteur à une acrobatie de l’attention et des degrés de compréhension en heurts féconds ou perturbants, c’est selon. L’intertextualité se démène là, en pré-texte, sous-texte, contexte. Le labyrinthe des mots se dévide, souvent sans les balises de sécurité de la ponctuation. Alors l’abîme des mots nous contemple parfois.
Dans ce roman, tout commence un 16 juin 1904, à Dublin. Bloom erre, obsédé par l’idée que son épouse Molly le trompe. Dans la vraie vie, le 16 juin 1904, évidemment à Dublin, Joyce rencontre celle qui allait devenir sa femme. Nora. Cherchez la femme, surtout quand elle est cachée. Nora est-elle Molly ? Joyce a-t-il transposé dans les scènes avec Molly certains épisodes de sa vie amoureuse ? Voici le premier télescopage, l’originel sous-texte à débusquer. Leopold raconte ainsi sa première rencontre avec Molly « J’étais bien plus heureux dans ce temps-là. Mais était-ce bien moi ? Ou bien est-ce maintenant que je suis moi ? ». Je est un autre ? Trop simple. L’autre est un Je en jeu de miroir ? Trop réflectif. Miroir sans tain : Joyce se regarde et cela nous regarde. Joyce nous donne à voir et entendre et il le fait en réminiscences biographiques et mythologiques. Pourtant, Ulysse n’est pas un roman autobiographique. Il est « alter-biographique ». Il dit la multitude des autres pour mieux se dire soi.
Dès lors, voici Leopold Bloom. L’homme qui se nourrit d’entrailles, qui n’est que boyaux en vie organique sur pattes. Sa seule inquiétude, Molly son épouse, et ses infidélités. Bloom est un Ulysse dublinois loyal et infidèle d’une femme infidèle et déloyale. Quand l’Ulysse grec est l’époux infidèle et loyal d’une femme fidèle et loyale.
Le compagnon de cet Ulysse inquiet est Stephen Dedalus. Lui figurerait le jeune Télémaque. Le fils à la recherche du père. Etirons le premier fil de l’alter-biographie. Joyce est-il Steven Dedalus, ce jeune poète qu’il a été, en Portrait de l’artiste en jeune homme. En contrepoint, est-il devenu Leopold Bloom, le publicitaire sarcastique et distancié sur tout, sauf sur ce qui concerne l’inconstante Molly ? Deux hommes qui se croisent, se tissent. Là encore cela s’emmêle.
Mais où se retrouve le héros d’Ithaque dans cette histoire ? S’il éclate dans le titre du roman, il se cache partout ailleurs. D’abord dans la structure même du roman. Encore une ruse d’Ulysse sans doute. En 18 chapitres que Joyce nomma « épisodes » et qu’Homère marbra en « Chants », les errances auxquelles Ulysse fut condamné préfigurent les pérégrinations de Leopold. Chaque épisode correspond à un chant de l’Odyssée. Dans le chapitre de Circé et les métamorphoses des compagnons d’Ulysse en pourceaux, Joyce raconte la nuit passée par Bloom et Dedalus dans une maison close. Implacable Joyce. D’une métamorphose en métaphore, il fait une concrétude crûe.
S’affranchissant des normes littéraires, le roman se distingue entre autres par une narration qui suit le fil du courant de conscience. La position n’est pas en aplomb narratif, mais au plus près du tempo intérieur. Elle consiste à décrire le point de vue des personnages en laissant entendre le strict équivalent de leur processus de pensée. Là où l’Ulysse n’est qu’actions homériques sur flots, ces hommes suivent le flux de leurs pensées mornes.
Voici donc les deux héros du rien naviguant dans le néant, quand Ulysse naviguait entre sirènes et cyclopes. Bloom et Dedalus sont des anti-héros tragiques puisque ce rien ne les emplit jamais. Peu importent les mots qu’ils accumulent. Bloom reste l’homme dans ce qu’il a de plus ordinaire. Bloom n’est personne, en degré zéro de l’existence. Le trop plein de mots est vide abyssal, qui aspire jusqu’à la logorrhée vaine. Bloom n’est personne, malgré lui. C’est en cela qu’il est universel. Ulysse se fait volontairement « personne », afin d’échapper au géant Polyphème. Poly-phème, celui qui porte littéralement plusieurs messages, mots. Ulysse se fait vide devant le trop plein. Il s’efface, refuse son nom et enfonce le pieu dans l’œil de « ces mots en trop ». Alors il entre dans le tragique et devient un héros. Celui dont l’épopée homérique dira l’action. Le héros est toujours singulier.
Mais dévidons encore le fil de ce roman duquel il est dit qu’on n’y comprend rien et où parfois il ne semble y avoir « personne ». Mais y a-t-il tant à comprendre d’abord ? A démêler ? S’agit-il vraiment de comprendre ou de prendre ce qui est décrit tel que « ça » vient, en flot de mots ? Donc on s’y perd dans cette forme labyrinthique que prend le roman. Le style qui suit la pensée intime, le flux de la conscience dans le quotidien, monologue et intériorité dialogués. La voix off en littérature qui devient voix intime. Va et vient, entre intérieur dédalesque qui répond à l’extérieur labyrinthique des rues de Dublin.
Labyrinthe ? Comme celui au cœur duquel fut enfermé le minotaure, ce monstre mi-homme, mi- taureau auquel Minos livrait 14 enfants, tribut humain que le roi d’Athènes, Egée, payait annuellement ?
Dévidons ce fil hypothétique. Leopold est Ulysse et Stephen est Télémaque. C’est acquis. Mais Bloom peut aussi bien être Thésée. Et Dedalus serait alors Dédale, son nom étant une entrée évidente à cette hypothèse. Pourquoi pas.
Ulysse, comme Thésée, ont vu leur vie tenir à un fil tenu par deux femmes. L’un a été tissé dans les trames de la tapisserie inachevée pour que s’achève enfin son voyage. L’autre a gardé en main le fil d’Ariane, fille de Minos, guidé ainsi au cœur du labyrinthe construit par Dédale.
Que dit le texte ? Le chapitre 8 correspond par exemple à la fonction de l’alimentation et renvoie aussi au chant homérique des géants cannibales qui dévorent les compagnons d’Ulysse. Mais on pourrait tout autant y entendre le minotaure dévorant les enfants d’Athènes. Nous voilà revenus aux trois plans de lecture du roman : l’organique simple de l’homme en sa mécanique masticatoire. Les mâchoires carnassières des géants homériques. Celles du Minotaure. Bloom. Ulysse, Thésée.
Là encore s’emmêlent l’homme ordinaire, le héros positif, le héros négatif. Car si Ulysse est l’endroit lumineux de l’héroïsme grec, Thésée en est l’envers sombre. Tout un chacun peut devenir Ulysse car il est héros par accident. Aucune vocation chez lui. Il refuse tout d’emblée, de la conquête de Troie au massacres incessants. Il est le reluctant hero. Il est l’homme qui fait avec les circonstances, en joue et les déjoue. Humain, trop humain, il devient héroïque par son humanité endurante, son courage et son habileté. Rien de tragique dans le parcours d’Ulysse. Il le contredit même, désamorce la malédiction de Poséidon. Il errera de drame en drame certes. Mais grâce à son humanité folle et son refus de tout tragique, il finira par retrouver les siens pour vivre, heureux qui comme Ulysse en son foyer, « le reste de son âge ».
Thésée se veut héros avant même d’avoir été héroïque. Ni même humain. Car nul héroïsme sans humanité. Car l’a-t-il jamais été, héroïque ? A-t-il été seulement humain ? Il ne tuera le minotaure qu’avec l’aide d’Ariane, au prix d’une double trahison. Elle trahira son père pour lui. Il la trahira et l’abandonnera. Puis, inconstant, il oubliera de hisser la voile pour rassurer son père, Egée, lequel se jettera à la mer. Si Thésée est un héros, il ne l’est que par le tragique de sa vie qui se jalonne de morts et sacrifiés à sa seule statue. Thésée est lâche, veule, ingrat, oublieux mais il est un héros par la mort qu’il a laissé parler autour de lui.
Au fond, le minotaure, c’est lui. Le Thésée extérieur qui se voulait sauveur (car un héros, ça sauve par définition) et le minotaure intérieur, dévoreur et monstrueux. L’homme qui se croit domestiqué contre l’homme aux pulsions premières. Thésée a plongé dans le labyrinthe à la recherche de sa part monstrueuse. Au cœur de ce labyrinthe, il l’a vérifiée. Le minotaure une fois mort, c’est l’homme Thésée qui y est resté enfermé.
Dans l’Ulysse de Joyce, tout cela encore une fois se télescope, s’en mêle. Se superposent les vies et histoires d’amour. De Leopold à Molly. De Joyce à Nora. D’Ulysse à Pénélope. Peut-être, en sous-texte indécelable comme un fil de soie, de Thésée à Ariane. Les pérégrinations de Bloom dans Dublin sont les errances d’un Ulysse qui n’arrive pas à rentrer. Mais elles sont aussi celles d’un Thésée qui a rompu le fil. Ces errances masculines sont celles du doute. Pénélope a-t-elle cédé aux hommes qui l’assaillent ? Molly trompe-t-elle ? Ariane a-t-elle coupé le fil ? Le monologue de Molly devient autant la plainte d’Ariane que l’attente de Pénélope qui s’oppose aux prétendants.
« Je veux. Oui » clôt ce monologue. Langage féminin. Ce mot que tous les hommes ignorent et qu’ils savent ignorer, ne se trouve-t-il pas dans ce « oui » féminin. L’acquiescement à la vie telle qu’elle. Une réconciliation à ce qui est, même si rien n’est oublié du tragique de la vie. De ses drames plutôt. Ce « oui, malgré tout ». Et Molly-Pénélope-Ariane tiennent le fil de tout cela. Pénélope tisse, fidèle. Ariane démêle le fil. Molly accepte. Les guides sont toujours féminins.
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Illustration : Ulysse poursuivant Circé. Registre inférieur de la face A d’un cratère en calice attique à figures rouges. Metropolitan Museum of Art, New York.