Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem. Elle est écrivaine palestinienne aussi et travaille sur les conséquences psychologiques de l’occupation israélienne sur la santé mentale des palestiniennes et palestiniens. Son travail a particulièrement été mis en lumière par le documentaire de la réalisatrice française Alexandra Dols, « Derrière les fronts ». Dans ce film délicat, la caméra d’Alexandra Dols accompagne en caméra intimiste le travail de Samah Jabr. En voix off, douce et parfois méditative, la psychiatre égrène ses analyses sur la situation de son peuple. En présence tout à la fois énigmatique et éminemment humaine.
La colonisation comme violence psychique
Formellement, le documentaire est fait de flash-backs, retours pas à pas pour suivre Samah Jabr dans son cabinet. Une arborescence qui s’appuie sur ses textes. Par-dessus ces chroniques, il y a aussi les rencontres de Palestiniens, qui expliquent comment l’occupation peut casser psychologiquement, mais aussi comment ils font face, en effort de résistance et de résilience. « On constate des troubles mentaux communs comme la dépression, l’anxiété et les troubles physiques liés à la somatisation. Schizophrénie et troubles bipolaires également. Les études scientifiques montrent que là où sévissent les violences, la prévalence des troubles mentaux augmente de 10 à 15 %, tandis que les troubles psychotiques comme la schizophrénie ou les troubles bipolaires peuvent doubler ou tripler » explique-t-elle.
Telle cette mère de famille, Dimah, qui témoigne face caméra de l’enlèvement par des colons dont son petit garçon a failli être victime. Une tentative d’enlèvement à laquelle cette jeune femme encore visiblement traumatisée s’est opposée, jusqu’à être rouée de coups par les hommes. Pourtant Dimah continue à emmener ses enfants dans des lieux où ils peuvent rencontrer des Juifs israéliens « pour qu’ils n’intègrent pas la peur ».
Autre personnage de ce film, la Palestine elle-même, « sa lumière, la vie, ses rues, ses villes, son énergie et sa résistance » détaille Alexandra Dols en voix-off. Mais aussi la Palestine des check-points, tourniquets métalliques inlassables qui fragmentent en contrôles permanents un territoire entier et tout un peuple. « En Occident, si quelqu’un subit un accident de voiture et souffre d’un trouble de stress post-traumatique, la menace perçue après l’accident est généralement imaginaire. Mais à Gaza, si quelqu’un est traumatisé par les bombardements, la menace n’est pas seulement dans son esprit, elle est très réaliste. Il peut y avoir des bombardements, des arrestations ou des reprises de tirs à tout moment » Samah Jabr.
«Soigner sans oublier la folie de notre contexte.»
Le trauma au quotidien
La réalisatrice est entrée dans le travail de Samah Jabr d’abord par le biais des livres de Frantz Fanon, engagé aussi du côté de la lutte anticoloniale en Algérie. Pour des recherches portant sur le documentaire «Moudjahidate», ces femmes engagées pour l’indépendance algérienne, Alexandra Dols interrogeait déjà les conséquences psychiques de la violence coloniale. Selon le psychiatre martiniquais, il n’y pas de libération nationale sans libération des esprits. Une approche fondamentale qui rappelle les tableaux cliniques établis par Fanon dans son livre Les Damnés de la Terre. Le militant anticolonialiste martiniquais, psychiatre à Blida durant la guerre de libération algérienne, y restituait l’état psychique des tortionnaires comme celui des torturés en Algérie. Samah Jabr travaille également sur les conséquences de la torture sur des prisonniers palestiniens dans des prisons israéliennes. Et comme Fanon, elle interroge la torture comme instrument institutionnalisé de la colonisation.
Certains patients de Samah Jabr, après être passés par les prisons israéliennes, ont développé divers troubles psychologiques. Elle décrit les techniques utilisées par les services israéliens comme celles d’attacher la personne de telle façon qu’elle se fasse mal à elle-même, par la contorsion douloureuse imposée ainsi au corps, avec les tortures de « la banane », du « placard », du « tuyau », de « la chaise palestinienne ». L’armée israélienne utilise également les codes et tabous de la société palestinienne, comme le dégoût des chiens ou la pudeur face aux questions sexuelles.
« Dans une société où règnent la violence et l’oppression, les destructions psychologiques causées par cette violence entraînent une autre violence, qui va du plus fort vers le plus faible. On trouve toujours plus faible que soi pour déplacer sa contre-agression. Ainsi, la violence verticale de l’occupation se diffuse horizontalement au sein du peuple palestinien. Si les Palestiniens ne résistaient pas à l’occupation israélienne, cette violence et cette humiliation imposées s’exprimeraient beaucoup plus les uns contre les autres. Les personnes les plus fragiles d’une communauté, les femmes, les enfants, les personnes souffrant de fragilité psychologique, sont ceux qui en pâtiraient le plus. Soigner donc, sans oublier la folie de notre contexte » développe Samah Jabr.
Libérer les esprits palestiniens
Autre notion clé abordée par ce film, celle de la colonisation des esprits. Ou plutôt celle de tentative de colonisation des esprits que la réalisatrice définit dans le documentaire comme « des outils pour casser l’esprit les gens, par l’humiliation, les attaques de la cohésion des familles, pour que la colonisation soit aussi celle du mental des gens et qu’ils intériorisent les perspectives de l’occupant ». Tout le travail de Samah Jabr dans sa fonction de thérapeute est justement de parler des conséquences de l’occupation pour mieux décoloniser les esprits. Et donner à ses patients les instruments pour se réapproprier leur trauma par un effort de résistance à la tentative de fragmentation des esprits qu’est aussi la colonisation, comme œuvre de fragmentation territoriale.
Dans une scène inaugurale, scène d’une grande puissance de réflexion, Samah Jabr, tête baissée, écoute une collègue israélienne détailler sa peur, notamment quand elle manifeste son soutien au mouvement BDS. Samah Jabr, en mots précis, décrit alors ce qu’est la peur côté palestinien : une mitraillette pointée sur la poitrine à un check-point, les démolitions, les bombardements, les violences des colons et militaires. « Un seuil de peur palestinien différent du seuil de peur israélien » explique-t-elle de sa voix calme qui accompagne les spectateurs tout le long du film.
La psychiatre palestinienne développe ainsi son idée fondamentale de peur industrialisée. Des peurs créés donc, instrumentalisées et exploitées aussi à des fins politiques. Ce qu’elle résume en une simple phrase : « Nous vivons dans une réalité où plus les Israéliens respirent, plus les Palestiniens étouffent ». Puis de préciser, toujours dans ce calme souverain qui la caractérise, que si elle peut avoir de l’empathie pour des Israéliens, elle ne peut en avoir pour le « collectif israélien », notamment dans un contexte de peur industrialisée, instrumentalisée et stratégique.
« L’industrialisation de la peur est une réalité israélienne efficace, bien que je ne pense pas qu’elle soit propre à Israël. Beaucoup d’autres systèmes coloniaux l’ont utilisée. Souvent, nous entendons les colonisateurs parler de leur peur liée à la colonisation. Souvent, leur peur est irréaliste ou disproportionnée. Parce que les colonisateurs ont toujours commis plus de violences que les colonisés. Ils parlent de leur peur de la colonisation pour plusieurs raisons. D’abord ils nient ainsi leur propre violence et agression et la projettent sur les colonisés. Ils se rassurent de cette manière. De plus, cette peur permet d’obtenir un consensus entre Israéliens. Enfin, cette peur manifestée par les Israéliens les rend innocents de toute agression envers « les terrifiants » Palestiniens » détaille-t-elle. Puissant mécanisme psychique effectivement qui constitue le schème de toute entreprise coloniale.
Raisonner à partir de la Palestine
Un regard et une analyse qui peuvent raisonner bien au-delà de la Palestine, ou plutôt « à partir de la Palestine ». La Palestine comme paradigme d’un rapport de forces mondiales qui se concentrerait dans ce coin du monde. Une situation coloniale qui perdure. Une impuissance du droit international.
Les textes de Samah Jabr permettent effectivement de comprendre cette question de l’oppression intériorisée. Une question utile aux Palestiniens certes. Mais également pour tout mécanisme de domination et pour toute personne en situation d’oppression. En Palestine, l’oppression intériorisée s’illustre par des symptômes de haine de soi, de perte de confiance en la capacité d’être uni et de s’organiser entre opprimés. Là encore, un paradigme politique universel.
Samah Jabr aborde aussi la question de la Nakba comme un traumatisme transgénérationnel. Un traumatisme qui n’a pas eu lieu une fois, mais qui perdure tous les jours, à coup de dépossession, expulsion, démolition, check-points. « La Nakba est un traumatisme collectif, une tragédie vécue par l’ensemble de la population, et pas seulement par les individus. Elle est une histoire qui se transmet de génération en génération. Elle passe par le récit, par ses effets psychologiques que nous observons sur nos parents et nos grands-parents. Le grand-parent qui a perdu sa maison, son travail, sa terre et qui est devenu un réfugié, qui a vécu à la marge dans d’autres pays, dépendant de la bonne volonté de ces pays voisins qui lui ont donné la charité mais lui ont refusé un soutien politique. Tout cela se répète dans l’histoire palestinienne. Chaque jour, il y a une démolition de maison en Palestine. Chaque jour, les Israéliens prennent des mesures pour punir quelqu’un en l’expulsant de sa propre ville ou village. La Nakba fait partie intégrante de l’expérience quotidienne du peuple palestinien, en tant que traumatisme vivant ».
Pourtant, le film d’Alexandra Dols n’est en rien pessimiste. Il montre aussi que la résistance, le « sumud » [NDLR. En arabe, « persévérance », « résistance »] est aussi quotidienne en Palestine. Samah Jabr, par son travail, fait ainsi œuvre de thérapie mais aussi de résistance. La mémoire entretenue est une façon aussi de résister de tout un peuple qui refuse de se laisser déposséder de son identité. « La résistance en Palestine est aussi une résilience. Mais pas que cela. Les gens qui tiennent leurs objectifs, qui savent analyser la situation qui leur est imposée, montrent ainsi leur santé mentale. Ils aident aussi, par l’exemple qu’ils donnent, les personnes qui se sentent impuissantes. Cette résilience indique que le peuple palestinien est une nation vivante et non une nation morte ».
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Illustration : Samah Jabr, octobre 2018. Crédits : Alexandra Dols.