Faut-il toujours réagir ? Pour ne pas laisser de telles choses se dire sans que ce soit contré. Mais réagir à quoi ? A la énième divagation tapageuse d’Eric Zemmour pour qui le prénom « Hapsatou » serait une « insulte à la France » ? Mais Eric Zemmour est devenu si éruptif qu’il devient difficile à suivre. Ses affirmations péremptoires, sous le vernis très mince de la démonstration historique, sont émaillées la plupart du temps de « eh ben oui, eh ben oui ! », « c’est comme ça ! », « ben, c’est évident ! ». Rien de probant mais ces dodelinements mécaniques ont l’avantage de désarçonner toute contradiction.
[Puis c’est un petit nerveux], ce procureur en chef qui accuse à tout va. Un vague cousin pourtant de ceux-là même qu’il accuse, mais leur cousin de la main droite. Et plus il accuse à coup de « c’est évident », « c’est sûr », plus il se grandit, se redresse parfois, semblant dire : « Je ne suis pas comme eux, moi, moi, moi.. C’est évident, c’est sûr ».
Faut-il encore réagir ? Peut-être mais certainement pas s’époumoner de façon vaine. Ajouter le bruit au bruit ; la fureur à la fureur. Participer par sa réaction à la machine médiatique. La nourrir de son approbation et de sa désapprobation, son autre fuel ordinaire. Tout sauf l’indifférence qui nie, tout sauf le silence. Car « Une chose dont on ne parle pas n’existe pas » disait Oscar Wilde. En ces temps de brouhaha médiatique, seul le silence est craint.
Faut-il cesser de réagir ? El laisser la place à ces faiseurs d’opinions qui en sont aussi les faisandeurs ? Ceux qui crient au risque de guerre civile tout en semblant l’alimenter petit à petit, phrase par phrase, anathème après excommunication.
Alors, se taire ou écrire? Ecrire, toujours. Mais selon un autre tempo et un autre dispositif que ceux imposés.
Dispositif médiatique total
Le problème avec la machine médiatique est qu’elle ne broie pas tout mais transforme tout en spectacle. Tout. Même les larmes. Même les indignations, même la nausée.
« Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux », prophétisait Debord. Discours ininterrompu de la société de spectacle qui aplanit tout, aplatit toute aspérités, nuances, interrogation. Tout en sort en unidimension morne sous les artifices et tapage médiatiques. La séquence zemourienne a été l’illustration de l’intuition de Debord.
Acte 1 : Zemmour et Hapsatou Sy s’invectivent dans une émission où le but, le moyen, l’intérêt sont l’invective en elle-même. Le spectacle. Observez les « chroniqueurs » de cette émission. Chacun y est censé représenter, en image d’Epinal, un pan idéologique ou ethnique – voire les deux parfois – de la société française : la descendante de migrants sub-sahariens jolie et extravertie, la descendante de migrants nord-africains discrète et jolie, l’avocat juif de droite extrême, l’avocate d’origine sud-américaine de gauche extrême, la journaliste dupe de rien et le journaliste revenu de tout…Des clichés, des stéréotypes qui « procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses » pour reprendre l’expression de Deleuze sur les « nouveaux philosophes ».
On pourrait se dire qu’il y a là un progrès, un effort pour représenter toutes les nuances et visages de la France. Pas sûr. Car avec ce dispositif médiatique, c’est exactement l’inverse qui s’accomplit. Chacun est appelé à dire un rôle pré-écrit, avec des didascalies implicites. Chacun joue parfaitement son rôle et sa place. En toute sincérité. Par effet miroir, chaque spectateur est appelé à s’identifier à l’un des chroniqueurs. Il en est alors comme conforté, aussi bien dans ses propres idées que dans les présupposés qu’il avait sur les autres. « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » écrivait Debord. Devant ces émissions, l’individu est annihilé, effacé et annulé aussi. Reste la représentation qui en est faite, l’image, le simulacre. Lesquels façonnent le rapport social, « médiatisent » et déforment tout rapport humain.
Donc la « battle » s’est faite entre la descendante de migrants sub-sahariens et le descendant de juifs berbères algériens. Ce dernier était venu « vendre » son livre. Du livre, il fut à peine question, car comme le note Deleuze, dans la pensée saisie par le marketing télévisé, « il faut qu’on parle d’un livre et qu’on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle ou n’a à dire. A la limite, il faut que la multitude des articles de journaux, d’interviews, de colloques, d’émissions radio ou télé remplacent le livre, qui pourrait très bien ne pas exister du tout ».
Mais ce qui a bel et bien existé a été la polémique des prénoms. Hapsatou Sy y joua avec sincérité sa partition d’indignée. Mais à quoi s’attendait-elle ? Qu’allait-elle faire dans cette galère ? Une émission dont le but est clairement la bataille de boue laisse supposer qu’il y aura forcément des éclaboussures et un risque d’en sortir sali(e). Pour tout le monde. Eric Zemmour y interpréta avec tout autant de sincérité le rôle de celui par qui le scandale arrive, scandale au sens étymologique, caillou qui fait trébucher, qui est placé là précisément pour faire trébucher et chuter. Car c’est ce que suppose le spectacle, précisément.
Acte 2 : tweet de Hapsatou Sy qui dit réfléchir à quitter l’émission et dénonce l’insulte dont elle a été victime.
Acte 3 : Twitter bruisse, les réseaux sociaux sont en surchauffe ; le présentateur à la cédille se fend d’un commentaire méprisant sur les finances de sa chroniqueuse. Des sites vautours viennent se nourrir des miettes dramaturgiques de ce scénario grotesque et ajoutent au bruit ambiant. Un animateur-comique vient sur le plateau de l’épouse de l’homme à la cédille (visiblement, on reste en famille), vitupérer à son tour contre Eric Zemmour et assurer de sa « tendresse » pour « Thierry ». Là aussi clichés et stéréotypes, cet animateur-comique semblant avoir été estampillé « représentant de la diversité », porte-parole médiatique d’une masse silencieuse qui ne lui a rien demandé. Mais est-ce sa faute aussi, le caïdat de l’ordre colonial ayant visiblement toute sa place à la télévision française.
Acte 4 : les médias enquêtent sur le système Ardisson (le racisme, ça eut payé visiblement), le système Zemmour, le système Sy…Certains se payent le luxe de condamner Zemmour tout en ayant par le passé défendu un autre histrion, Philippe Tesson, qui avait affirmé tranquillement que « les musulmans foutent la merde en France ». Le grand écart mérite d’être souligné car à ce niveau, c’est de la haute voltige. « Raciste » au-delà de la ligne zemmourienne, « boulette » en deça de la ligne tessonienne, tout cela devient difficile à suivre. Mais passons.
Reste la question fondamentale : pourquoi ces débats stériles occupent-ils la place médiatique ? Pourquoi dans un pays de 6 millions de chômeurs, de près de 9 millions de pauvres, un pays où le chômage cause 10 000 à 15 000 morts par an, la question qui importe est celle des prénoms ? Pourquoi la question sociale est-elle ainsi systématiquement étouffée par la question identitaire? Est-ce là l’urgence?
Citoyenneté probatoire
Retour au dispositif. Sy versus Zemmour, sous l’œil gourmand et ironique, parfois outrancier dans ses grimaces, de l’homme à la cédille.
Verbatim.
Sy : « Moi qui aime ce pays, ce n’est pas une insulte à mon égard, c’est une insulte à la France ».
Zemmour : « C’est votre prénom qui est une insulte à la France. La France n’est pas une terre vierge, c’est une nation avec une histoire. Avec une histoire, avec un passé et les prénoms incarnent l’histoire de la France. Votre prénom n’est pas dans l’histoire de la France, que cela vous plaise ou non ».
Sy : « Mais je suis dans l’histoire de la France ».
Zemmour : « Vous êtes dans le présent de la France, vous n’êtes pas dans le passé ».
Sy : « (…) chaque matin je me lève, je crée des emplois en France, je travaille en France, je suis une enfant de la République qui a été à l’école avec des professeurs qui aimaient la France probablement plus que vous ».
Zemmour : « ça m’étonnerait… ».
Sy : « (…) mon prénom fait partie de mon identité ».
Zemmour : « Oui, mais il ne fait pas partie de l’identité française ».
Bataille de mots, bataille qui cherchait surtout à définir qui serait le plus «Français », le plus « républicain » des deux, elle la descendante de migrants sénégalais et lui le descendant de juifs algériens. Au-delà de ces mots, c’est leur légitimité qu’il semble défendre chacun : celle d’être là, d’être reconnu, d’être accepté.
Questions : pourquoi chacun s’est-il senti obligé de se défendre contre un implicite procès en « délégitimité » nationale et républicaine ? Pourquoi d’ailleurs cette impression de devoir se justifier ? Quel climat s’est-il installé en France pour chacun désormais doivent dégainer de son pedigree républicain, la main sur le coeur, les yeux embués? Encore une fois, est-ce là l’urgence ?
En est-on arrivé en France à ce que chacun justifie de sa « francité » au détriment de l’Autre ? Le juif au détriment de l’Arabe, l’Arabe au détriment du Noir, le Noir au détriment du Rom ?
Au sommet, goguenard et amusé, flottait l’homme à la cédille. Pourquoi, sur les plateaux de ses émissions, ces questions d’identités semblent-elles si prégnantes ? Pourquoi tout le dispositif de ses émissions suppose toujours d’amener les invités à s’invectiver précisément sur ces questions ? Quelle est cette obsession identitaire qu’il participe à banaliser?
Il est le seul d’ailleurs qui n’est jamais interrogé sur son appartenance à la nation, la République. Le seul pourtant qui n’a jamais caché ses sympathies royalistes. Autrement dit qui a toujours affiché une vision de la France qui nie précisément l’idée même de nation et de République. Quelle ironie ! Tout se passe comme si son appartenance à la République était « naturelle », de « bon droit » quand bien même ses idées indiqueraient le contraire. Mais celles de ses invités est toujours interrogées, suspectes, probatoire, conditionnée. Quand bien même ils jureraient du contraire.
C’est pourtant devant l’homme à la cédille, royaliste et anti-républicain, que le descendant de juifs berbères et la descendante de Sénégalais ont désespérément voulu montrer qu’ils « en étaient », contestant à l’autre l’appartenance totale à la nation comme pour mieux y affermir sa place. Zemmour a joué de l’Histoire, celle qui le faisait français de façon plus ancienne donc plus légitime que Sy. Et Sy a répondu présent, présence, réalité. Chacun a voulu se montrer l’arbitraire des élégances républicaines, celles qui lui donnaient le droit d’exclure ou d’accepter l’Autre. Comme si au fond chacun avait perçu que la République telle qu’elle est définie désormais n’est plus un système politique inclusif, mais de plus en plus exclusif. Toute la question est de savoir qui décide de cette exclusion et au nom de quoi, de quelle légitimité et selon quel principe ?
C’est tout le rapport à l’Altérité qui a été posé lors de cette séquence. L’Altérité est ce qui, par définition, n’est pas soi. Deux attitudes sont possibles devant elle: l’altérité est constitutive du Soi ou l’altérité en est la négation. Ce soir-là, devinez quelle position l’a emporté.
Rejouer le décret Crémieux
Les peuples ont de la mémoire; la télévision n’a que des souvenirs. Parfois ces deux tempos se télescopent. Cette scène Sy-Zemmour est comme une illustration de ce qu’on pourrait appeler le « syndrome du décret Crémieux ».
Ce décret, promulgué le 24 octobre 1870, donnait la nationalité française à 37 000 juifs d’Algérie. Ce qu’on sait moins est qu’il s’est accompagné d’un autre décret pris à la même date et qui ramenait les musulmans d’Algérie au statut d’indigènes. L’accession à la citoyenneté des juifs d’Algérie était de plein droit : « Les Israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française ». Pour les Indigènes musulmans, cette citoyenneté était strictement conditionnée : « Les indigènes musulmans et les étrangers résidant en Algérie qui réclament cette qualité doivent justifier de cette condition par un acte de naissance; à défaut, par un acte de notoriété dressé sur l’attestation de quatre témoins, par le juge de paix ou le cadi du lieu de résidence, s’il s’agit d’un indigène, et par le juge de paix, s’il s’agit d’un étranger ».
Une séparation s’opérait ainsi en Algérie entre deux catégories de la population qui coexistaient pourtant depuis des siècles. Ces juifs algériens, dont beaucoup avaient fui l’Espagne inquisitoriale et antisémite, se voyaient séparés du reste de la population algérienne. Leur citoyenneté de droit les soumettait désormais au droit français tout comme leur état civil, c’est-à-dire, tiens, tiens, tiens, les prénoms donnés à leurs enfants. Pour les Indigènes, toute citoyenneté leur était refusée par principe. Mais si elle était demandée, elle prenait un caractère probatoire, avec un acte de notoriété exigé.
Est-ce à une redite symbolique de ce décret que nous avons assisté lors de la scène opposant Zemmour à Sy ? L’un a allégué du passé, de l’histoire pour mieux justifier son appartenance à la République. Il s’est « justifié » ainsi par la « naturalité » de cette appartenance, exactement dans l’esprit du décret Crémieux. L’autre a parlé du présent, des emplois qu’elle créé, dans une attitude probatoire et conditionnée, toujours dans cet esprit.
« Le spectacle est la carte de ce nouveau monde, carte qui recouvre exactement son territoire ». Cette scène entre Sy et Zemmour a été la carte d’une France hors-sol, d’un territoire fantasmé. Pas la carte d’un nouveau monde comme l’écrit Debord mais d’un monde ancien. Et qui crève de trouille précisément de disparaître. C’est aussi ce qui ressort de cette scène. La peur partout. La peur de ne pas être assez Français pour les deux batailleurs. La peur d’une France qui change pour l’homme à la cédille, ce qui expliquerait son obsession relevée ça et là des questions identitaires.
Certains médias, penseurs, écrivains ne disent pas comment penser. C’est beaucoup plus pernicieux : ils disent à quoi penser. L’ordre du jour est créé quotidiennement par l’actualité telle qu’elle est hiérarchisée. Car l’information n’est pas un deus ex machina qui tomberait du ciel ; elle est pensée et façonnée. Et cet ordre du jour fait l’ordre du monde tout simplement. L’ordre du monde de l’homme à la cédille, malgré les paillettes et le sourire carnassier, est étriqué, étroit. Dangereux pour ce qu’il porte de possibilité de tensions civiles. C’est un monde qui passe, mais qui n’en finit pas de passer hélas. Avec quelques dégâts au passage.
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Illustration : Edvard Munch, Le cri, 1893