[Pol]itique

Du nouveau sur les armes françaises utilisées pour réprimer en Egypte

Amnesty international révèle dans un rapport inédit que les autorités égyptiennes ont utilisé des véhicules français pour réprimer, blessant voire tuant des civils, lors d’événements majeurs de la révolution au Caire et à Alexandrie notamment, depuis 2012. Les successifs gouvernements français et Renault Trucks Defense poursuivent la vente et le transfert de ces armements.

[Amnesty international (AI)] rend aujourd’hui public un rapport sur lequel l’ONG travaille depuis 2013. Dans cette publication de 60 pages, Amnesty International indique avoir analysé « plus de 20 heures de données visuelles disponibles dans le domaine public montrant les opérations réalisées par les forces de sécurité égyptiennes entre 2011 et 2017 ; 450 Go de données visuelles fournies par des groupes locaux de défense des droits humains et les médias, dont des vidéos où l’on peut voir les forces de sécurité égyptiennes faisant usage d’une force excessive pour disperser des manifestations et des sit-in. Le matériel visuel où l’on voyait clairement des véhicules blindés français fabriqués par Renault Trucks Defense (RTD) – rebaptisé Arquus depuis – a fait l’objet d’un examen plus approfondi et, dans la mesure du possible, a été vérifié par géolocalisation, analyse de métadonnées et confirmation par d’autres images/sources. »

La répression depuis la révolution égyptienne qui a officiellement débuté le 25 janvier 2011 a atteint « son paroxysme après la destitution du président Mohamed Morsi par l’armée » le 3 juillet 2013. Si les chiffres précis sont inconnus, des ONG locales et internationales indiquent que la police et l’armée ont blessé et tué plusieurs milliers de personnes ; des milliers de manifestants, journalistes, défenseurs des droits humains ont été arrêtés arbitrairement et condamnés à de lourdes peines de prison ou à la peine de mort, tandis que la torture est systématisée dans les lieux de détention.

L’Egypte, principal destinataire d’armes made in France

L’armée et les forces de la police ont pris pour habitude de déployer jusqu’au coeur de la capitale des véhicules blindés, montrant ainsi leur présence, occupant l’espace, pour dissuader toute opposition. Le 14 août 2013, au Caire, les forces de l’ordre commettront ce que Human Rights Watch qualifie de « pire massacre de manifestants de l’Histoire moderne », tuant environ 1 000 personnes en cette seule journée. Dans un précédent rapport daté de 2014, Amnesty révélait que « des Sherpa fournis par la France ont été déployés un peu partout dans la capitale égyptienne par les forces de sécurité. Selon des manifestants rencontrés par Amnesty International, des agents des forces de sécurité égyptiennes ont tiré à balles réelles sur des manifestants alors qu’ils se trouvaient à l’intérieur des blindés, plaçant ces véhicules au cœur du massacre. Un membre des Forces centrales de sécurité (FCS) a confirmé que des Sherpa ‘’haute technologie’’ avaient été utilisés lors des opérations. »

Des vidéos vérifiées par l’organisation montrent les forces de sécurité égyptiennes tirant à balles réelles sur des manifestants à couvert de ces véhicules voire depuis ceux-ci « lors d’opérations de répression qui ont fait des centaines de morts et un nombre bien supérieur encore de blessés ». « Les véhicules français ne se contentaient pas d’accompagner les forces de sécurité mais constituaient eux-mêmes des outils de répression, jouant un rôle direct et bien visible dans les violentes opérations de répression des autorités égyptiennes ». Pour cette raison, les auteurs du rapport se sont particulièrement penchés sur « le transfert à destination des forces de sécurité égyptiennes de véhicules blindés légers MIDS et Sherpa fabriqués par la France, ainsi que leur utilisation abusive pour réprimer à de multiples reprises les droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique. »

D’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), l’Égypte a été le principal destinataire d’armes françaises entre 2013 et 2017. Elle a dépassé les États-Unis, son principal partenaire et fournisseur d’équipements militaires depuis 1979. Le montant des livraisons de matériels de guerre de la France s’élevait à 9,8 millions d’euros en 2011 et a dépassé les 1,3 milliard d’euros en 2016. Amnesty rappelle que selon des députés français, les échanges entre la France et l’Egypte dans le domaine des ventes d’armes « est un domaine dans lequel beaucoup a été fait, en peu de temps. » Entre 2012 et 2016, la France a en effet livré plus d’armements que sur les 20 années précédentes. Renault Trucks Defense (RTS), aujourd’hui Arquus, est l’une des entreprises qui a pu tirer profit de la répression en Egypte et de cet essor.

Tirer profit de la répression

Selon un porte-parole de RTD cité par AI, en octobre 2012, l’entreprise « a remporté […] une série d’appels d’offres en Égypte pour ses blindés légers et ses camions […]. L’Égypte est un pays dans lequel nous sommes en train de nous établir [via] de petits contrats qui nous laissent espérer des choses plus intéressantes ». Il avait indiqué que l’Égypte « a commandé une vingtaine de blindés légers 4X4 Sherpa Scout, ainsi qu’une vingtaine de Sherpa Light Station Wagons. [Et] également acheté plusieurs dizaines de camions blindés MIDS conçus pour les missions de maintien de l’ordre […] ». Comment justifier ces commandes ? Par les problèmes de sécurité dans le Sinaï et « la guerre contre le terrorisme » que le pouvoir égyptien dit livrer. En 2012, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, le PDG de l’entreprise a expliqué que cette année-là, RTD avait « remporté quatre appels d’offres pour l’équipement de l’armée égyptienne […]. Si les composantes de ces contrats sont intégralement réalisées, RTD sera dans quelques années le premier partenaire français de l’armée égyptienne ». Son successeur a déclaré à l’Assemblée nationale en 2016 : « Ces cinq dernières années, la part de l’export dans notre chiffre d’affaires est passée de 20% à 50%  […] Nous avons livré à l’Égypte […], plus de 1 500 camions l’année dernière et nous menons actuellement des négociations portant sur d’autres matériels – camions, blindés légers, blindés moyens ».
AI estime à plus de 200 le nombre de véhicules blindés légers fournis par la France à l’Égypte entre 2012 et 2014.

Rencontré sur le stand de Renault Trucks Defense au salon international de Défense et de Sécurité terrestres et aéroterrestres Eurosatory de 2016, Grégoire Verdon, directeur de la communication externe, était catégorique : « On ne s’éloigne pas des normes, des embargos. Il est inimaginable d’exporter autrement. » Désignant les imposants véhicules sur le stand, il ajouta « Il s’agit de véhicules de transports destinés à protéger le public et les soldats. Nous vendons des volants, des chassis, des pots d’échappement, c’est ça notre métier. Nous ne vendons pas d’armes et je ne fais pas de politique », trancha-t-il, avant de mettre en avant la responsabilité de l’État français – seul habilité à autoriser ces transactions. Surtout, il ne voyait pas comment ces véhicules pouvaient être utilisés comme armes. Interrogé sur « le massacre de Maspero », du nom d’une manifestation au centre du Caire pour les droits des coptes organisée en 2011, que les forces de sécurité ont réprimé, y compris en écrasant la foule avec des véhicules blindés et qui fit au moins 30 morts et plus de 300 blessés, il répondit ne pas en avoir entendu parler.
En 2013, les représentants de l’ordre utiliseront de nouveau des véhicules pour foncer sur la foule : la vidéo d’un Sherpa LSW chutant du pont du 6 Octobre au Caire qui mène à la place Rabaa a été largement diffusée. Une vidéo montre que le véhicule fonçait sur le pont pour débloquer un passage et visait les manifestants, avant de chuter. Plusieurs médias avaient commenté, à tort, que les manifestants avaient poussé le Sherpa.

Suite à la répression des manifestations depuis 2011, plusieurs États ont suspendu provisoirement les transferts d’armes. Le 27 janvier 2011, le gouvernement français a annoncé la suspension des transferts d’armements à destination de l’Égypte, sans toutefois annuler les autorisations d’exportation correspondantes. « Les autorités ont continué à livrer des véhicules blindés jusqu’en 2014 au moins et d’autoriser des licences à l’exportation de blindés, de pièces et de composants connexes jusqu’en 2017», soit après avoir été informés par AI de leur utilisation abusive. La France a également poursuivi ses livraisons après la décision des États membres de l’Union européenne suite au massacre de Rabaa de suspendre les licences d’exportation vers l’Égypte de matériel utilisé à des fins de répression interne. « Ces transferts ont donc été autorisés alors qu’on savait parfaitement qu’il existait des risques substantiels que le matériel serve à commettre des violations graves en Égypte, au mépris des obligations juridiques européennes et internationales de la France. »

En vertu du Traité sur le commerce des armes, la France ne doit pas autoriser de transferts d’armes s’il existe un risque que ces armes soient utilisées pour commettre ou faciliter des violations graves du droit international humanitaire ou relatif aux droits humains. Et conformément à la Position commune 2008/944/PESC du Conseil de l’UE du 8 décembre 2008 définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires, la France a pour obligation de « refus[er] l’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires dont l’exportation est envisagée servent à la répression interne ».

Un soutien politique de premier ordre

L’ONG informe avoir été reçue à l’Elysée et dans les ministères concernés pour évoquer le dossier égyptien et avoir informé les pouvoirs publics de l’utilisation « abusive, flagrante et généralisée » de véhicules blindés fournis par la France. Les autorités lui ont indiqué n’avoir autorisé l’exportation de matériel militaire à destination de l’armée égyptienne que dans le cadre de la « lutte contre le terrorisme » dans le Sinaï. Or, l’organisation a relevé « sur nombre des vidéos et images d’opérations menées en dehors du Sinaï l’insigne des Opérations spéciales (SP-OP) du ministère de l’Intérieur et celle des FCS sur les véhicules, ainsi que la mention ‘’Police’’ sur les plaques d’immatriculation des véhicules au Caire ».
En 2017, un porte-parole du ministère des Affaires étrangères a indiqué à Amnesty lors d’un rendez-vous que l’Égypte n’avait pas respecté son engagement concernant l’utilisateur final et l’utilisation finale des véhicules blindés. « Si l’on en croit les informations fournies par la France, la partie égyptienne aurait opéré un détournement tant de l’utilisateur final (dotation du ministère de l’Intérieur au lieu du ministère de la Défense) que de l’utilisation finale (maintien de l’ordre au lieu de la lutte contre le terrorisme dans le Sinaï). » Pourtant, en dépit de tous ces éléments, la ministre des Armées Florence Parly réitère la position française dans le rapport au Parlement de 2018 et ses déclarations : « Ces exportations s’inscrivent dans un cadre légal extrêmement strict. Elles respectent à la lettre les traités et les engagements internationaux. Elles suivent un principe, celui de la responsabilité. Du contrôle de la fabrication des matériels de guerre jusqu’au contrôle a posteriori des exportations, l’État exerce une vigilance sans faille sur le commerce des armes ». L’ONG appelle les deux pays partenaires à des enquêtes sur les éléments révélés par le rapport, la France a un contrôle rigoureux des livraisons d’armement et à réformer « de toute urgence le régime de contrôle des exportations afin que des violations aussi flagrantes ne se reproduisent plus ». AI demande également de nouveau l’État français de « immédiatement cesser tout transfert vers l’Egypte de matériels susceptibles de servir à la répression interne, y compris des véhicules blindés, des armes légères, des équipements à létalité réduite et leurs munitions utilisés pour assurer le maintien de l’ordre lors de manifestations et dans les lieux de détention. »

« Un véhicule blindé est une arme au même titre qu’un fusil »

Contactés par Ehko, les ministères de l’Armée et des Affaires étrangères n’ont pour l’heure pas donné suite. Arquus – ex-RTD – par la voix de Grégoire Verdon a répondu à Ehko par message écrit : « Vous savez certainement que nous fabriquons des véhicules. Pas d’armes. Et nous exportons exclusivement avec l’autorisation des services étatiques ».

Aymeric Elluin, en tant que Chargé de plaidoyer Armes et Justice internationale (Programme Responsabilité des Etats et des entreprises) à Amnesty international, a particulièrement travaillé sur les transferts d’armes à l’Egypte depuis janvier 2011. Il a expliqué à Ehko pourquoi l’ONG s’est focalisée sur des véhicules de RTD pour ce rapport. « C’est en août 2013 que pour la première fois Amnesty international fait référence publiquement aux véhicules blindés fournis par la France, à la suite du massacre de la place Rabaa. Au premier semestre 2016, nous prenons connaissance de photos prises au Caire montrant divers véhicules blindés produits par Renault Trucks Defense. Au-même moment Amnesty International va publier un document appelant les Etats membres de l’Union européenne à cesser leurs transferts d’armes à l’Egypte susceptibles de concourir à la répression interne, comme ils s’y sont engagés en août 2013. Par ailleurs, en août 2014, nous publions un document révélant que les véhicules blindés Sherpa étaient au cœur des événéments du 14 août 2013, et que leur déploiement a contribué au bilan meurtier de cette journée, plus de 1 000 morts en une journée. A partir de 2016, il apparaît évident qu’il faut continuer les recherches sur les véhicules blindés fournis par la France d’autant qu’à ce moment nous obtenons des réponses insatisfaisantes de la part des autorités françaises sur les exportations françaises. »

Pour l’ONG, « Il est important que l’opinion publique et les politiques réalisent que de nombreux types d’armes peuvent servir à la répression. Un véhicule blindé est une arme au même titre qu’un fusil. Avec un véhicule blindé pour pouvez déplacer des unités armées, des prisonniers voire les soumettre à des disparitions forcées, faciliter un recours à la force meurtier et excessif, procéder à des arrestations arbitraires, cerner des manifestants pour écraser leur contestation… Et lorsqu’on parle de violations des droits humains, il n’y a pas d’équipement moins significatif qu’un autre. »
Ainsi, l’organisation attend de ce rapport  « qu’il provoque un électrochoc parmi les parlementaires et l’opinion publique permettant que cesse absolument tous transferts d’armes pouvant être utilisées à des fins de répression interne afin que le peuple égyptien ne soit plus mis en danger par des armes françaises. Il faut une prise de conscience pour plus de transparence car ce que montre le rapport c’est qu’il est difficile de savoir ce que la France exporte au-delà du Rafale et de s’assurer que les exportations françaises sont conformes à ses engagements internationaux. Il faut un débat, inexistant à l’heure actuelle, et que le Parlement joue un rôle de contrôle. A chaque fois que la France explique qu’elle a un système de contrôle robuste en matière d’exportation n’oublions pas qu’elle a armé les forces du ministére de l’Intérieur et leurs Forces centrales de sécurité connus depuis des années pour leurs pratiques contraires au droit international et aux droits humains. »

Ce rapport minutieux et fouillé révèle ainsi des informations qui mettent de nouveau en cause l’État français et l’entreprise Arquus – ex-Renault Trucks Defense. Il pose également une nouvelle fois la question de la transparence des institutions françaises dans la vente d’armes, de l’absence de débat démocratique, de la limite des traités eux-mêmes et d’éventuelles poursuites judiciaires contre l’État français.

Warda Mohamed

[Ajout du 23 octobre 2018] :  Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a répondu à Ehko.info, par écrit, le jour de la publication de l’article. Il ne s’agit pas de réponses précises aux questions exactes et le ministère ne donnera pas suite à notre relance. Voici l’intégralité de la réponse. 

« La France applique une politique de contrôle strict des ventes d’armement. Cette politique repose sur une analyse au cas par cas, dans le cadre de la Commission interministérielle pour l’exportation de matériels de guerre. Les exportations d’armement à l’Egypte sont examinées dans ce cadre. La délivrance des autorisations se fait dans le strict respect des obligations internationales de la France, et notamment du traité sur le commerce des armes et de la position commune européenne du 8 décembre 2008 qui définit des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires.

Un rapport sur les exportations d’armement de la France est transmis chaque année au Parlement, et l’édition 2017 est disponible en ligne. La France transmet également chaque année sa contribution nationale au rapport au Parlement européen, conformément à nos engagements au titre de la Position commune européenne.

Avec près de 100 millions d’habitants, l’Egypte est le plus grand pays arabe et un Etat pivot, en Afrique, au Moyen-Orient et en Méditerranée. C’est pour la France un partenaire stratégique, qu’il s’agisse de la lutte contre le terrorisme, qui a endeuillé et continue de menacer nos deux pays, de la résolution du conflit israélo-palestinien, de la recherche d’une solution politique en Syrie ou des efforts internationaux pour stabiliser la Libye. Ce partenariat, qui porte également sur l’économie, l’éducation et la culture implique aussi un dialogue sur les droits de l’Homme. Leur respect et la protection de ceux qui les défendent s’imposent à tous, y compris dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. »

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Illustration : Véhicule Renault Trucks Defense. Crédits : Arquus

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Journaliste et co-fondatrice du média Ehko.info.

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