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Jean Ziegler, profession (de foi) : iconoclaste

Il est le vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Un auteur prolifique également, avec plus d’une vingtaine d’ouvrages à son actif. Tous ses livres ont en commun de poser la question de l’ordre du monde, celle du capitalisme financier qui est pour l’auteur suisse, le monstre à abattre.

[Jean Ziegler est le héros] d’un documentaire, « L’optimisme de la volonté » réalisé par un de ses anciens élèves, Nicolas Wadimoff. Le titre est une référence au penseur italien Antonio Gramsci qui appelait à concilier au pessimisme de la pensée l’optimisme de la volonté. Ziegler vient aussi de publier l’ouvrage Le capitalisme expliqué à ma petite-fille« J’ai tenu à ce que le sous-titre de ce livre soit  »En espérant qu’elle en verra la fin« . Comment dépasser cet ordre, et mettre au monde cette société plus juste que nous portons ? Kant disait ‘‘l’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi »», détaille-t-il à Ehko.info.

L’homme qui voulait être révolutionnaire

L’homme Ziegler est aimable, amusé souvent. Il raconte volontiers, prolixe et précis. Il naît en 1934 dans une famille calviniste en Suisse allemande et son père est juge. S’il grandit dans un environnement privilégié, il observe la misère par le travail des enfants qu’il voit dans les champs alentours. Cela influencera sa conception de l’existence puisqu’il refusera le dogme qui suppose qu’on occupe sur Terre la place sociale assignée par Dieu. « Mon parcours peut se lire comme une réaction à l’idée de prédestination de l’Homme qui est enseignée par la religion calviniste. Si je croyais que je suis né par hasard, je me pendrais. Cela n’aurait aucun sens. Mais l’humanisation est en cours, c’est certain. Comme disait Jaurès, « la route est brodée de cadavres, mais elle mène à la justice ». L’Histoire a un sens, ma vie a un sens, je lui donne ce sens en faisant », glisse-t-il.

Dans les années 60, Jean Ziegler vient à Paris et « y apprend la liberté ». Il rejoint alors les rangs de la Jeunesse communiste. Puis il se rend au Congo à l’époque de Patrice Lumumba et en revient avec l’idée qu’il y a « une guerre inévitable entre l’Afrique révolutionnaire et l’Afrique contre-révolutionnaire ». Il sera toujours le soutien de nombreux mouvements d’émancipation : Cuba, Algérie, Burkina Faso. Il a un rêve, celui d’être un intellectuel « utile ».

Imaginez plutôt. En 1964, Ziegler est au coeur du tourbillon intellectuel et a déjà écrit dans la revue de Sartre, « Les Temps modernes ». Il est en évidence communiste, ce messianisme horizontal et matérialiste. Il a un jour la possibilité de servir de chauffeur à Che Guevara. Rencontre d’une vie, douze jours formateurs qui le marqueront à vie : « Il m’a sauvé la vie. J’aurais voulu l’accompagner et il m’en a empêché. Le Che m’a mené vers la fenêtre. On voyait les banques et bijouteries. Le Che m’a dit que c’était là que se trouvait la tête de « monstre«  à combattre. Sans lui, je serais enterré dans une fosse commune. Il m’a montré le chemin, celui de l’intégration subversive : entrer dans ces institutions et utiliser la force de celles-ci pour agir de l’intérieur », se souvient-il. Dans le film « L’optimisme de la volonté », on le voit, méditant devant le mausolée du Che à Cuba, mélancolique : « Le Che est allé jusqu’au bout ; je reste le petit bourgeois qui n’a jamais fait le dernier pas et cela m’est insupportable ». Depuis, les photos du Commandante, celles de Pablo Neruda et Salvador Allende en 1973 veillent sur lui, posées sur son bureau. « C’est ma conscience quotidienne pour les questions politiques », raconte-t-il.

Diplomate révolté

Jean Ziegler court le monde, du Palais des Nations à Genève à Cuba, en passant par son petit village suisse. Mais c’est la « Révolution », où qu’elle soit, qui est sa grande aventure. Son grand regret aussi. Il se rêvait combattant aux côtés du Che. Il sera universitaire, écrivain, diplomate. « Un bourgeois suisse », dit-il en souriant. Sourire léger. Regret affleurant, têtu.

Aujourd’hui, il se bat encore, au sein de l’ONU, pour honorer sa promesse au Che. Dialogue entre réalisme diplomatique glacé et utopie révolutionnaire ? Il médite sur cette question, puis : « Deux histoires sont vécues. L’Histoire effectivement vécue, qu’on a sous les yeux. Celle-ci est régressive et désespérante. Mais il y a une autre histoire, celle de l’Utopie ou de « la conscience adjugée » comme disait le philosophe Theodor Adorno. Celle que la conscience revendique comme étant juste. Cette histoire progresse d’année en année. Aujourd’hui, plus personne n’oserait défendre l’esclavage. Dépasser ce qui ‘’est’’ est une utopie. La seule. L’ordre esclavagiste, l’ordre colonial, l’ordre contre les femmes semblaient immuables. Pourtant ils ont été vaincus, ou atténués. L’utopie n’ est pas une vague illusion qui nous habite mais est une force historique. Puis le moment vient où cette force s’incarne dans les faits, où le moment insurrectionnel de l’incarnation vient. C’est le mouvement révolutionnaire, un moment très mystérieux. C’est pour cela que l’espérance est la réalité ».

« A part le hasard, rien ne nous sépare des victimes de la faim »

Être utile. Décidément, c’est là le fil rouge de la vie de Jean Ziegler. D’abord élu en Suisse et professeur de sociologie politique, il ne cessera de dénoncer le secret bancaire : « J’ai eu 9 procès dans 5 pays qui m’ont laissé ruiné, pour atteinte au crédit. J’avais dénoncé l’argent du sang qui passe par les banques suisses. Mais j’avais la parole et le prétoire est devenu un lieu de combat », détaille-t-il.

Dans le documentaire qui lui est consacré, il montre ce qui ne le quitte jamais, vade-mecum moral : la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, « un appel à l’insurrection des consciences », dit-il. Mais surtout des photos d’enfants au visage défiguré par la maladie du numa. Due à la malnutrition, elle ronge les tissus mous du visage : «L‘ordre capitalistique a créé un ordre cannibale. Le noma est effrayant car pourrait être guéri par 3 euros d’antibiotiques. Cette maladie provoque un rejet dans les familles. Les malades sont considérés comme une malédiction. C’est cela mon combat. Cet ordre du monde est meurtrier et absurde. Pourquoi absurde ? On meurt sans nécessité. Le malheur matériel pourrait être éradiqué ; c’est un ordre de prédation qui dirige ce monde ».

Sa grande cause aura été la lutte contre la faim. Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’ONU, avait créé un poste spécial pour lui, celui de rapporteur de l’ONU pour les questions de la faim. En 2008, il quitte ce poste et est élu au Conseil des droits de l’Homme. Mais cette question de la faim le hante encore, de façon visible. « La faim est un crime organisé », accuse-t-il. « La carte de la faim recouvre le monde. J’ai la chance imméritée d’être né là. A part ce hasard, rien ne nous sépare des victimes de la faim. Chaque enfant qui meurt de faim est assassiné. La faim n’est pas une question de moyens mais de distribution équitable, juste, de prédation. A 2000 calories par jours, 12 milliards pourraient être nourris or 7 milliards d’habitants peuplent la Terre. Il n’y a aucune fatalité à mourir de faim. Il n’y a pas un manque de nourriture mais un manque d’accès à cette nourriture ».

Puis le diplomate de citer l’intellectuel, révolutionnaire et homme politique soviétique Nikolaï Boukharine, « les révolutionnaires sont des opportunistes qui ont des principes ». « Je suis un opportuniste quand je suis au Conseil des droits de l’Homme mais mes principes sont intacts. Une fois que vous avez vu des enfants mourir de faim, une des pires morts au mode, en Ethiopie, au Guatemala, en Mongolie, vous n’oubliez pas. J’ai ces images devant les yeux et je sais pourquoi je lutte. Je me sens un peu investi d’une mission ».

Contre toutes les impuissances

Puis pour l’intellectuel, Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. « Nous avons le pouvoir de briser ces mécanismes froids qui piétinent les pays. Nous pourrions faire lever la dette des 50 pays les plus pauvres, exiger cela du FMI. Le système n’est pas tout puissant ».

Même pas les « hedge fund » qui affament le monde au nom de la spéculation capitalistique, et qu’il dénonce avec vigueur à Genève. Il rappelle ainsi que ces fonds spéculatifs vautour ont obligé le Malawi à vendre sa réserve de maïs pour rembourser sa dette. Autant de perdu pour la population.

Il dit qu’il change de langage, de costumes, de mots quand il pénètre dans le Palais des Nations « car le monde est sans pitié ». Il montre patte blanche, se police et se fait diplomate suisse, inoffensif et patelin. Puis il monte à la tribune et le ton se fait prophétique, saccadé, implacable. Le seul souci est l’efficacité, celui d’agir pour ces enfants dont la mémoire le hante visiblement. Son moteur n’est pourtant pas la colère mais l’espoir de changer les choses. Son rêve est simple – sur le papier du moins : briser la dictature mondiale du capitalisme financier. Comment tenir une telle tension ? Comment faire que cet idéalisme qui brille dans les yeux de cet homme de 84 ans ne se perde pas en efficacité dans cette tension ? « C’est une question que je ne dois pas me poser à moi-même. Car justement elle est centrale. D’abord il me faut penser aux victimes. Ce qui nous distingue d’elles est le hasard de la naissance. Aussi simplement que cela. Et ces victimes se contrefichent de l’état psychologique du petit-bourgeois genevois. Cette efficacité de l’action peut rarement se mesurer au moment où on fait. On fait car on est convaincu. On ne peut pas savoir par avance le résultat. Je fais ce que j’estime juste selon mon choix de liberté et j’espère que cela sera porteur. J’entre dans le Palais des Nations à Genève et je sais que je vais affronter, chez certains, un argument qui consiste à naturaliser la destruction de l’autre au nom du marché. Je sais qu’il faut adapter son combat aux conditions de ce combat. Il faut trouver la faille dans l’argument d’en face, utiliser le langage diplomatique qui ne dit jamais ce qu’il devrait dire ».

Jean Ziegler inscrit sa réflexion dans le monde contemporain et ne reste pas bloqué à la guerre froide, quand le monde était si simple, divisé entre l’impérialisme russe et l’impérialisme américain. D’autres se profilent depuis : « l’impérialisme chinois qui fait partie de ce capitalisme meurtrier, qui conquiert des contrées entières. Le saoudien aussi qui a créé le djihadisme pour favoriser ses intérêts capitalistes dans une région fragile. Je les ai perçus trop tard », semble-t-il regretter toutefois.

Matérialisme transcendant

Qui fait sens sur cette Terre folle ? A quel moment une idée devient une force matérielle, sociale, historique ? « Quand le mouvement social la reprend », c’est aussi simple que cela pour lui. «  Moi, vous, chacun fait sens. Doit faire sens ! », martèle-t-il avec force. « Le Bon Dieu n’a pas créé des marionnettes, mais des êtres libres. Le sens de la vie, c’est nous qui le donnons. Qui le créons. Si nous aimons, si nous nous battons pour la justice, cela a du sens. Cela ne va pas changer immédiatement l’ordre cannibale du monde. L’utopie vit en nous comme une force concrète. C’est cela qui me donne de l’espérance ».

C’est par un détour par la théorie marxiste que commence la démonstration de celui qui fut aussi enseignant de sociologie politique à la Sorbonne et à Genève : « Marx est mort 14 mars 1883. Il était persuadé jusqu’à la fin que ce qu’il appelait le manque objectif, c’est-à-dire le déséquilibre entre les biens disponibles et les besoins irrépressibles des hommes, allait continuer pendant des siècles. Or ce manque objectif a été vaincu. Le mode de protection capitalistique qui a créé cet ordre meurtrier et cannibale est d’une créativité, d’une inventivité extraordinaire. Mais il aboutit aussi à une accumulation, monopolisation des richesses tout aussi incroyables. L’an passé, les 500 plus grandes sociétés transcontinentales privées ont contrôlé 52,8 % des richesses produites sur la planète. Du produit mondial brut. Elles ont un pouvoir comme jamais un roi, un Pape n’ont jamais eu. Elles dominent tous les Etats, jusqu’aux plus puissants. Elles ont pour but la maximalisation du profit à n‘importe quel prix humain et échappent à tout contrôle étatique, parlementaire. Cet ordre cannibale infuse dans les relations interpersonnelles. Toutes les 4 minutes, quelqu’un perd la vue par manque de vitamine A. Cet ordre est meurtrier et aussi absurde. Il tue mais désormais sans nécessité», explique longuement l’intellectuel suisse.

Plus largement, la question de l’incarnation obsède visiblement le diplomate. Cette ardeur calviniste, qui le fait prêcher et lui fait porter la bonne parole marxiste dans ses discours et actions. « Je déteste toutes les églises, j’aime les hommes et je crois en Dieu. « Toute mort est un assassinat », comme disait Sartre. Chacun vit une double histoire. La première est psycho-physiologique. Tous les 7 ans, notre structure cellulaire se renouvelle mais le rythme baisse avec le temps. Puis il s’arrête un jour. Pour le corps naturel. Cependant la conscience qui habite ce corps a un destin cumulatif et est destinée à l’infini. Or nous ne pouvons pas penser l’infini. On meurt et la conscience continuera à vivre, de quelle façon, cela nous échappe pour le moment. Dans ce sens, je crois totalement en la résurrection », précise-t-il. La mélancolie de l’être humain qui se sait mortel flotte alors dans l’atmosphère.

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Illustration : Jean Ziegler, Munich, 3 juin 2015. Crédit : Harald Bischoff 

 

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