[Une étude] récente de l’université de Stanford a mesuré l’impact de la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école. Selon les résultats de cette étude édifiante, c’est toute l’autonomie et l’avenir des jeunes femmes qui ont été oblitérés par cette loi. Paradoxale loi qui, sous prétexte de « libérer » les femmes, les a rendues dépendantes et les a reléguées en marge de la société. L’étude, passionnante, détaille avec précision comment la loi a non seulement pesé sur l’instruction des jeunes femmes portant le voile mais plus largement a obéré leurs choix professionnels et familiaux.
Appelons-la Leïla car elle a requis l’anonymat. D’elle, apprenez simplement qu’elle est mariée, mère de famille, la petite trentaine. [Ehko] est allé à la rencontre d’une de ces Françaises qui portent le voile. Pas une « femme voilée », selon la formule qui induit une forme de passivité. Mais une femme qui a choisi de porter le voile. Elle raconte son parcours simplement. Un trajectoire de vie singulier qui illustre cette étude de Stanford.
Quand avez-vous commencé à porter le voile ?
J’ai commencé à le porter à l’âge de 20 ans. J’ai très vite constaté une agressivité constante qui prenait des formes diverses : regards, insultes, bousculades. Jamais je n’avais eu à subir autant d’agressivité dans la rue, le métro, les magasins, même à la fac. J’ai tellement d’exemples en tête. Dieu merci, je n’ai jamais subi d’agressions physiques. Un jour pourtant, j’ai eu très peur. C’était dans le métro. Un homme d’une trentaine d’année m’a agressée verbalement de façon très violente. J’ai été touchée car il y avait beaucoup de monde autour de nous mais personne n’a réagi. Absolument personne. A la limite, ce qui m’a choquée est peut-être plus cette absence de réaction devant un homme qui levait le poing sur moi, prêt à me frapper. Ce n’était pas un marginal. Un citoyen lambda tel qu’on en croise dans les transports. Il m’a répété plusieurs fois le mot « chiffon », m’a dit que c’était « sale ». Il a été vulgaire aussi. Les gens ont observé cette scène comme s’ils n’étaient pas concernés. J’ai essayé de répondre, mais cela l’a plus énervé encore.
Comment ont réagi vos parents devant votre désir de porter le voile ?
Quand j’ai décidé de porter le voile, mes parents étaient contre. Surtout mon père. Ils avaient peur que cela pèse sur mes études et aussi des agressions que je pouvais subir. Ils m’ont même conseillé de le porter le week-end et d’abord d’obtenir mon diplôme. Mais ils ne m’ont rien interdit. Mes parents étaient très attentifs à nos études. Ils souhaitaient que mes sœurs et moi les menions le plus loin possible. J’ai été très marquée par l’exil de mes parents. Mon père est venu en France car il n’avait pas le choix. Il a connu en France les bidonvilles. Ma mère est venue dans les années 80 et a très mal vécu son exil. Je viens d’une famille plus traditionnelle que religieuse. La droiture et la justice m’ont été transmises par mes parents. Nous venons d’une région en Algérie qui a été ravagée par le terrorisme. Puis nous sommes de tradition soufie. Mon père est plus spirituel que dans un formalisme religieux. Rien ne m’a jamais été imposé, pas même le ramadan. J’ai mis du temps à le pratiquer.
En quoi porter le voile a changé votre quotidien ?
Avant de le porter, j’étais très coquette. Le fait de ne plus être jugée sur mon physique avec le voile m’a apporté une liberté indéniable parce que j’ai très mal vécu le harcèlement de rue par exemple. L’hyper-sexualisation me semble faire partie du patriarcat et si je m’en accommodais mal, je m’en accommodais quand même. Mais quand je ne le portais pas, j’étais tout autant en butte à de l’islamophobie. Mais c’était beaucoup plus pernicieux. Avec le voile, on peut prétexter de la laïcité ou du féminisme. Sans voile, j’avais droit aux jugements de valeurs parce que je ne bois pas d’alcool, que je ne vais pas en boîte de nuit, que je ne fais ni ceci, ni cela. Face à cela, j’ai eu plusieurs phases : la rébellion, la pédagogie, l’effacement aussi. Par effacement j’entends par exemple qu’au lieu de refuser de manger la viande parce qu’elle était non halal, je prétextais un régime végétarien.
Quel est le quotidien d’une jeune femme portant le voile ?
Au début, quand je le portais, je répondais systématiquement aux agressions verbales. Puis je me suis calmée car c’était épuisant. Mais on ne s’habitue jamais aux regards méprisants, pas plus qu’on ne se blinde. Cela affaiblit, pèse, use. Je porte un voile qui cache mes cheveux. Cela fait 15 ans que je le porte. Il y a 3 ans, je me suis mise au turban. Pour une raison simple : j’avais trop chaud. Pour mon travail aussi, car le turban passe mieux que le voile. Curieusement, j’ai moins de problème d’agressions en hiver qu’en été car la tête couverte en hiver passe mieux. En été, j’ai droit à 5 à 6 fois plus d’insultes qu’en hiver. Les femmes surtout sont plus désagréables, celles de plus de 50 ans généralement. L’argument dit féministe m’est opposé ou alors on me dit qu’on est en France donc que je dois faire comme en France.
(Un racisme à peine voilé, Documentaire de Jérome Host, 2004, H PRODUCTION)
Quel impact a eu cette décision sur vos études ?
Pendant mes études j’ai eu beaucoup de problèmes. Chaque année de fait, jusqu’à la fin où j’ai fini par partir car c’était trop. J’ai dû partir car je devais me préserver. Etonnamment l’agression qui m’a fait quitter mes études n’était pas la plus frontale. La première année, j’ai eu droit à une remarque odieuse d’une chargée de TD. Elle a fait une remarque sur mon physique. C’est une amie juive qui a souligné que la remarque était déplacée. J’étais tellement dans mes études que je n’avais pas relevé. J’ai écrit un mail à la professeure référente, une enseignante exceptionnelle qui m’a défendue. Elle m’a changée de groupe. Ensuite un professeur m’a accusée d’être responsable des attentats en Algérie. Il a refusé de me faire cours aussi. Aucun professeur ne m’a soutenue jusqu’à ce que j’écrive au doyen. En master, un professeur réputé agissait de façon pernicieuse et indirecte. Deux autres professeurs m’ont défendue contre lui. Car en cours il assimilait le voile que je portais à un niqab et à l’islam politique. J’ai suivi un parcours de sciences politiques mais l’islamophobie est tellement transversale que je l’aurais subie dans d’autres facs ou d’autres formations. De toutes les femmes qui portent un voile que je connais, aucune n’a été épargnée par l’islamophobie.
Que s’est-il passé par la suite ?
Cela a brisé mon projet universitaire. J’avais pour but de travailler dans la communication politique. Je voulais aller jusqu’au bout de mes études. J’en ai souffert très longtemps. Jusqu’à ce que je trouve l’emploi que j’occupe désormais. Après cela, je ne supportais plus la tension. J’étais alors en master 1. J’ai validé ma licence de sciences politiques, j’ai même été la major de la promotion. Mais en master, j’ai craqué juste avant mes partiels. Le professeur qui assimilait mon voile à l’islam politique faisait passer les oraux et sa matière avait un coefficient de 7. Il m’avait fait comprendre à mots couverts qu’il se donnait la liberté de noter comme il le voulait. Même le rattrapage se faisait avec lui et à l’oral. Après que j’aie quitté mes études, je suis entrée en dépression. Je tenais à mes études qui me passionnaient. J’avais aussi de très bons professeurs qui m’ont soutenue, qui m’ont appelée et étaient prêts à me donner des cours. Mais j’étais épuisée et le soutien arrivait trop tard. Cette dépression a duré 3 ans. Une nuit sur deux je rêvais que je retournais en cours et que je validais mon diplôme. J’avais trouvé un emploi d’étudiante que j’ai repris en CDI. Un job de téléconseillère pour lequel mon voile ne gênait pas. Mes parents ont très mal vécu cet arrêt de mes études. A refaire, je crois que je le porterais à la fin de ma formation. Ou alors je ferais autrement.
Qu’est-ce qui fait tenir désormais malgré tout ?
La foi m’a fait tenir mais aussi le sentiment de dignité. Le rapport de force est intégré mais je refuse de plier et de céder. Désormais, dans mon travail, tout va bien. Mais cela tient à mon patron. Ce qui l’intéresse est simplement mes compétences. Puis j’ai tout de suite eu une position d’encadrement, ce qui ne m’a pas posé de problème relationnel avec mes collègues. J’ai juste eu un petit souci avec un collègue. De la micro-agression qui se croyait drôle. Les clients peuvent paraître un peu surpris, mais rien de grave. Rien de comparable à ce que j’avais connu jusque-là.
Comment jugez-vous ces débats récurrents sur le voile ?
Je n’ai jamais compris la loi de 2004 contre le voile. Je ne comprendrais jamais les lois d’exclusion. Je vis ça comme une agression, elle s’impose à soi dans tous les aspects de sa vie. C’est épuisant car on vit en réaction et non en construction. Je me suis reconcentrée sur mes enfants et mon travail et me détache de ces débats. Je ne peux pas, cela me pèse trop. En réalité, je pense que le voile n’est qu’un prétexte. Il n’y a pas de bon Arabe, de bon musulman, de bon noir. Ils sont juste là et quoi qu’ils fassent, ils sont coupables. Les lignes bougent car il y a un ras-le-bol. Les jeunes générations n’ont pas la même patience que moi et voient même que cela ne sert à rien. Nous sommes intégrés et occupons des fonctions visibles. Puis nous avons l’audace de ne pas avoir abandonné la religion de nos parents. Nos parents baissaient la tête et faisaient des métiers harassants. Il y a comme une fin de privilège pour certains car désormais nous sommes à leur niveau. Je perçois même un vrai mouvement de panique. Quand j’étais à la fac, le premier jour, un prof a demandé qui venait de prépa. J’ai été la seule à lever la main. Il a demandé qui venait de khâgne, j’étais encore la seule à lever la main. Le prof était décomposé, il arrivait à peine à me regarder et m’a ignorée.
Vous articulez ces débats avec des réflexions plus large sur le féminisme et le capitalisme…
J’inscris mon histoire dans l’histoire coloniale. Mais mon approche est loin d’être majoritaire parmi les femmes qui portent le voile. Je me reconnais dans l’approche féministe, anticapitaliste et décoloniale. J’ai le privilège d’avoir fait des études et d’avoir le temps de réfléchir et conceptualiser ce qui arrive. J’ignorais que j’étais féministe. Pour moi le féminisme, c’était Marie Claire ou Elle, un truc de femmes blanches et bourgeoises. Jusqu’à ce que je lise le Coran et les hadiths et découvre le parcours de Khadija et Aïcha. C’est exactement l’image que je me faisais d’une femme indépendante. J’ai intégré cela aussi dans une pensée anticapitaliste. Je suis toujours en construction sur ce plan, j’interroge la femme objet, le patriarcat, le néo-libéralisme. Beauvoir ne m’évoque rien quand Angela Davis me fait vibrer. Des figures comme la mère d’Amadou Hampâté Bâ, ma grand-mère qui frappait des soldats français mais aussi Rabia Al-Adawiyya, une figure du soufisme. La marquise de Merteuil m’intéresse aussi, avec sa façon de disposer de son corps librement.
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Illustration : Source inconnue.