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Redouane Boudjemaa : « C’est le système qui est en crise, pas l’Algérie »

[Cela fait déjà plus de 6 mois] que les Algériens défilent. Depuis le 22 février, chaque vendredi au moins, les Algériens scandent le désormais célèbre « Itnahew ga3 ! », qu’« Ils partent tous ». Ce « ils » désigne dans l’esprit algérien « le système », « le pouvoir », « l’issaba » ou « le gang». Ceux que les Algériens accusent d’avoir « mangé » le pays. Dans la rue, des slogans reviennent : « Algérie libre et démocratique », « Le système, dégage ! » mais c’est probablement « Le peuple veut l’indépendance » qui est la pierre angulaire des revendications populaires.

Redouane Boudjemaa est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université d’Alger et ancien journaliste. Lui se dit « militant anti-système depuis toujours » et depuis le 22 février, il est aussi l’observateur attentif du Hirak algérien. Pour [Ehko], il revient sur ce mouvement inédit et en analyse la portée politique et géopolitique.

Quel bilan des 6 mois du Hirak pourrait-il être fait ?

Si un bilan peut être établi à ce stade, je dirais que le Hirak représente la renaissance de la nation algérienne tout autant que l’expression magistrale d’une conscience politique publique du peuple algérien. Depuis 6 mois, les Algériennes et les Algériens, dans leur diversité, vivent la politique dans les rues et s’expriment massivement, en toute conscience, en tant que nation algérienne. Partout, à travers les 48 wilayas, ces millions de manifestants proclament leur volonté de construire une nation démocratique, un Etat de droit et de réhabiliter la politique. Je parle de diversité car on assiste à des marches qui se font dans la mixité, qu’elle soit sociale, générationnelle, culturelle ou de genre. Les jeunes et les vieux se mêlent et les Algériennes marchent avec autant de détermination et s’expriment avec autant de force que les hommes. Les Algériens se reconnaissent entre eux, loin des appareils idéologiques du régime, des médias subventionnés ou des partis artificiels sous perfusion administrative.

Pourquoi dire « renaissance » de la nation algérienne ?

Durant l’été 1962, l’indépendance algérienne est volée. L’armée des frontières organise alors un coup d’Etat contre le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA). Cela a déterminé la construction d’un système fondé sur la primauté du militaire sur le civil, le règne du parti unique, l’exclusion politique. Et sur la mise en avant d’une pseudo-élite qui pense à la place de la société et qui pense être plus patriote, plus mature et responsable que le peuple considéré comme une foule abêtie, un troupeau sans âme. Il y a eu donc confiscation de l’indépendance mais également de l’histoire, de la lutte contre le colonialisme. Être patriote signifiait donc être avec le pouvoir, c’était cela le discours de l’exclusion martelé par le régime. Pourtant cette nation, dans toutes ses composantes, a grandement souffert, a payé le prix fort, pour obtenir qu’il existe une entité algérienne hors de l’entité française. La confiscation de la victoire populaire demeure un traumatisme très fort, qui transcende les générations. Cette ombre est là, bien présente, sur la vie des Algériens. Elle accompagne celle des martyrs qui demeure le repère ineffaçable de la nation. A contre-courant d’une idée reçue, cette nation n’a jamais baissé les bras. En 1962-1963, il y a eu des luttes pour contester le coup d’Etat qui a porté Ben Bella au pouvoir, mais les Algériens étaient aussi fatigués de la guerre, du sang, de la violence… Or le système installé par les blindés a très vite utilisé la violence comme mode opératoire de pouvoir, avec la liquidation, l’emprisonnement ou l’exil de chefs historiques ou de l’élite qui pensaient autrement. Mais la société a tenté d’organiser sa résistance contre le pouvoir en place. Il faut souligner que le peuple algérien a toujours fait preuve d’une conscience politique bien plus élevée que celle de ses dirigeants. Le peuple sait établir la différence entre l’Etat et le pouvoir en place, ce que ce dernier n’a jamais pu ou su faire. Le pouvoir s’est confondu avec l’Etat, la nation, la lutte pour l’indépendance.

Ce 22 février commençant, avez-vous eu des doutes sur la spontanéité du mouvement compte tenu justement de votre expérience de militant qui a participé à d’autres mouvements sociaux en Algérie ?

Les évènements ont commencé près de Kherrata, près de Bejaïa ; puis à Khenchela, dans les Aurès. Sans tomber dans la paranoïa, tout mouvement social est d’une manière ou d’un autre objet de manipulation ou de capitalisation, d’un groupe ou d’un autre. Ce qui reste certain est que quand ces mouvements ont commencé, cela servait des groupes d’intérêts en compétition avec celui de Bouteflika. Mais une fois Bouteflika hors scène, ces experts en action psychologique pensaient que le mouvement cesserait. Ils ont misé sur l’essoufflement du mouvement, ramadan, examens, vacances, canicule. Rien de cela n’est arrivé. Les manipulateurs d’opinion ont essayé d’imposer des élections présidentielles le 4 juillet, cela s’est révélé impossible. Désormais pas même une date théorique d’un éventuel scrutin ne peut être fixée…

Pourquoi ?

Les décideurs tablent sur l’épuisement du mouvement, sur la lassitude d’une partie significative des manifestants. Des commissions de dialogue, panel etc. sont instaurés pour tenter de convaincre l’opinion de la sincérité du régime. Mais très rapidement ces structures apparaissent pour ce qu’elles sont : des subterfuges sans aucun écho ni audience. Les détenteurs effectifs du pouvoir pensent trouver des compromis, des relais, pour tenir le cap d’élections dont le peuple ne veut décidément pas entendre parler. En vain, car la société est déterminée et veut un compromis et non une compromission. Elle ne veut pas de transition clanique mais une vraie alternative démocratique.

Comment le Hirak pourra-t-il passer de la dénonciation à l’énonciation, d’une réaction à un projet qui suppose une architecturation politique ?

Il faut bien comprendre que c’est une société qui la dernière fois qu’elle a voulu le changement s’est vue imposer une guerre punitive, un déchaînement de violence contre les civils. Puis le règne sans partage de 20 ans de Bouteflika, porté par les divers réseaux de pouvoir. La chape de plomb s’est abattue sur ce qui s’est passé durant la guerre civile ; une charte de réconciliation a été adoptée, interdisant même de revenir sur ces épisodes épouvantables de terreur sanglante. Or cette tragédie reste vive et le débat politique n’a pas été ouvert sur cette période. On a construit une mythologie autour de Bouteflika qui serait celui par qui la paix et la concorde étaient revenues. Bouteflika, redoutable animal politique, a commencé à organiser ses propres réseaux, concurrents de ceux du DRS (police politique) et son chef, le général Mohamed Médiène dit « Toufik ». Puis tout a été fait pour éviter que n’émerge une nouvelle génération de décideurs, tout en saturant de faux débats l’espace public. De février 1992 [Ndlr. Proclamation de l’état d’urgence après l’arrêt du processus électoral en janvier] jusqu’au 22 février 2019, ce système a empêché les Algériens d’accéder à l’expression libre, au débat contradictoire et d’exercer leurs droits démocratiques, notamment celui de préservation de la mémoire et de la transmission d’un héritage de luttes.

Depuis ce 22 février, il y a reconquête de cet espace public. Chaque lundi par exemple, des conférences publiques se tiennent un peu partout à travers le territoire. Les jeunes se concertent pour ne pas reproduire les erreurs des générations précédentes. La difficulté qui reste est la crainte que le pouvoir, à travers les différentes initiatives annoncées, enfume le Hirak. Des manœuvres qui ont pour but ultime de reproduire le système au lieu de le changer. Le système veut imposer une élection présidentielle sans fournir de garantie de changement. Voilà pourquoi les Algériens ne veulent pas quitter la rue. Cela crée un rapport de force avec le pouvoir, que les Algériens souhaitent maintenir pour éviter un hold-up politique. Tous savent que le Hirak peut aussi servir à un groupe d’intérêts pour prendre l’avantage sur un autre clan. On sent qu’un clan se prépare à prolonger l’ancien système tout en prenant le pouvoir par l’éviction de forces concurrentes. Mais les Algériens ne veulent pas de cette transition clanique, l’opinion est mobilisée autour d’un objectif unique : une réelle transition démocratique.

Qui compose ce nouveau clan ?

C’est la question la plus difficile car tout est très opaque en Algérie. Le pouvoir réel est clandestin. Beaucoup de citoyens n’arrivent pas à comprendre qui est derrière qui, qui profite de qui. Néanmoins à travers certaines déclarations d’hommes politiques, on comprend qu’une partie du personnel politique est alignée sur le chef d’Etat-major, le général Gaïd Salah. Une autre partie de ce personnel s’oppose à ce même général. Cette partie est liée aux réseaux « bouteflikistes » et à l’ancien chef de la police secrète. Mais le piège serait de personnaliser le débat. Le vrai problème n’est pas Gaïd Salah. S’il partait, il serait remplacé par un autre. La question est de créer les conditions d’une authentique transition démocratique. Le pays a besoin d’une vraie rupture épistémologique pour construire une vraie citoyenneté : un Etat de citoyens et non de sujets, avec des hommes d’Etat et non des hommes de pouvoir.

Quel modèle pourrait servir à construire une offre politique ? Autrement dit, quelles leçons tirer du passé aussi ?

Durant les années 80, des modèles de résistance ont foisonné, ONG de droits de l’Homme, partis politiques, mobilisations spontanées ou informelles… En octobre 1988, de grandes manifestations ont éclaté contre les conditions de vie et la dictature. Les protestataires réclamaient le statut de citoyen contre le statut de sujet qui leur était réservé par le système. S’instaurent le pluralisme et une tentative de transition et de réforme du système est amorcée avec le gouvernement des réformes (1989/1991, mais le processus politique réformateur avait commencé au milieu des années 1980) conduit par le Premier ministre Mouloud Hamrouche. Rapidement, la dynamique réformatrice s’est heurtée aux intérêts, financiers et politiques, de groupes de pouvoir qui ont eu recours à toutes les manœuvres et manipulations pour casser le mouvement et interrompre ce que Hocine Aït Ahmed avait qualifié « d’ouverture démocratique par effraction ». Les manœuvres ont opéré à travers la création de pseudo-oppositions, prétendument libérales et démocratiques, ou soi-disant islamistes et patriotiques. Ce gouvernement réformateur menaçait les réseaux économiques des gens liés à ce système. Tout a été fait pour qu’échoue la transition vers une économie productive, libérée des monopoles de ce système rentier, administratif et bureaucratisé. Les décideurs du régime, ainsi que les nommait Mohamed Boudiaf, voulaient la transformation de cette économie dirigée vers un autre modèle, de type infitahiste [Ndlr. De l’arabe Infitah, ouverture. Libéralisation de l’économie basée sur la privatisation partielle du secteur économique], à travers la cession de cette économie à quelques oligarques. C’est dans le contexte de ces très vives tensions de politique économique que la machine de propagande s’est mobilisée pour faire croire à l’Occident que seul un parti islamiste, le FIS, submergeait la scène politique à l’issue des élections législatives organisées après les révoltes. Or cette représentation était trompeuse car 3 partis étaient arrivés en tête, dont le FIS. Le chef de l’Etat, à travers la Constitution de 1989, disposait d’importantes prérogatives pour peser sur ces élections : dissoudre l’Assemblée, émettre des réserves sur le gouvernement ou refuser de signer des décrets. A la même époque, un rapprochement s’esquissait entre Hocine Aït Ahmed, Mouloud Hamrouche et Abdelhamid Mehri, alors secrétaire général du FLN. Un rapprochement qui dérangeait les services secrets, la police politique, qui n’avaient pas d’emprise sur ces hommes. D’autant que des cadres modérés du FIS voyaient ce rapprochement d’un bon œil. Il fallait faire échouer tout à la fois la transition économique et la transition politique. D’où l’arrêt du processus électoral, puis le coup d’Etat en janvier 1992,  l’état d’urgence en février et le début de la guerre contre les civils.

Cette rupture extraordinairement brutale d’un processus démocratique signe la fin de tout contre-modèle au système. Cette guerre, oblique et perverse, contre les civils a pu faire en moyenne 150 à 250 morts par jour. Un climat de terreur ingérable pour toute la population, accompagnée de campagnes de presse extrêmement virulentes, haineuses contre des figures porteuses d’un autre projet. Ces campagnes de propagande du pouvoir algérien ont eu leurs résonnances et relais d’opinion en Occident, surtout à Paris. Il suffit de repenser à la visite de Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann en Algérie après le massacre de Bentalha. Ces journalistes d’un type très particulier, de retour à Paris, ont commis une série d’articles envenimés, d’où il ressortait en substance que l’armée algérienne défendait tout le bassin méditerranéen contre le terrorisme, et que seuls les islamistes ayant pris le maquis tuaient en Algérie. Le pouvoir voulait une façade démocratique sans démocratie, une société fermée pour un système opaque afin de protéger les intérêts de la caste militaro-policière au pouvoir. Je pense qu’il faut cependant faire la distinction entre l’armée et les chefs militaires. L’armée algérienne est née dans la politique, dans la résistance. Et aujourd’hui dans un contexte international dangereux, elle est une institution plus que jamais nécessaire. Mais il se trouve que des chefs militaires se sont accaparé cette armée et l’Etat.

Les Algériens n’ont-ils pas peur que le pouvoir joue la carte du pourrissement pour casser le Hirak ?

Les jeunes rencontrés disent qu’ils ont le temps, qu’ils ont 20 ans et que ceux qui ont le pouvoir ont 80 ans. Ceux de ma génération [40/50 ans] disent que leur génération a été sacrifiée et qu’ils n’ont plus rien à perdre. La génération précédente est là aussi : mon père, à 83 ans, est de toutes les marches, chaque vendredi. Il refuse d’y renoncer car selon lui, ce pouvoir a volé l’indépendance et il veut s’assurer que les nouvelles générations reprendront le pouvoir. Toute la société est concernée par le Hirak. Tous savent que l’enjeu est existentiel. Il sera difficile pour le régime de parvenir à la démobiliser.

Autre peur, une violence par ou contre le Hirak ?

Le pouvoir n’a plus les moyens des années 90, ni le personnel politique, ni les mêmes leviers. Il a essayé de fabriquer avec une certaine grossièreté des antagonismes artificiels au sein de la population, notamment par l’interdiction du drapeau berbère. La réponse du peuple algérien a été claire : il est sorti en proclamant son unité. Puis il me semble que l’armée gère plutôt correctement pour le moment les manifestations. Il s’agit de millions de personnes chaque vendredi qui envahissent les principales artères de toutes les villes du pays. Mais je pense que le pouvoir ne lâchera pas ; il tentera de tester des actes de répression, de manipulation. La marée humaine, débonnaire et pacifique, noie tout cela. Le Hirak a commencé dans le froid, a continué durant le ramadan, la société est déterminée. Puis cette jeune génération a réussi à créer un système médiatique parallèle à la propagande, efficace, instantané, répondant à la seconde près. C’est impressionnant. Ils utilisent les réseaux sociaux pour s’organiser et déverser le flot d’images du Hirak. En pleine manifestation, tout un chacun filme, prend des photos, commente, poste sur Facebook et les autres plateformes du net. Tout se fait en direct. Très nombreux sont ceux de ma génération qui essaient d’accompagner ces initiatives pour que cette jeune génération ne reproduise pas les erreurs que ma génération a pu commettre. L’Algérien n’a jamais eu autant de fierté à brandir l’emblème national que depuis le 22 février. Il se bat aussi pour se réapproprier son histoire. On trouve dans le Hirak des portraits de Boudiaf, Aït Ahmed, des martyrs de la guerre d’indépendance. C’est un vrai travail de mémoire qui est opéré dans la foulée de ce Hirak. Beaucoup des slogans martèlent la trahison du serment des martyrs par le pouvoir. Dans les manifestations, les familles des disparus de la guerre civile ont leur carré spécial. Chaque famille raconte son drame. Les Algériens sont nombreux à être convaincus que la guerre civile a été imposée pour préserver le système, tout comme a été imposé Bouteflika pour passer la page de cette décennie noire.

Pourquoi Ahmed Gaïd Salah, un militaire donc, semble-t-il désormais incarner à lui-seul l’Etat, ou du moins sa continuité, hors toute légitimité ou légalité constitutionnelle ?

Il faut dépersonnaliser la question. Encore une fois le problème n’est pas Ahmed Gaïd Salah. Le personnel de pouvoir ne sait pas vraiment ce qu’est un Etat. C’est la société civile spontanément organisée du Hirak qui donne en permanence des leçons de civisme et d’avenir. Dans les manifestations, il y a toujours des jeunes qui veillent à ce que tout se passe bien. Les Algériens refusent aussi toute ingérence étrangère car selon eux, toute ingérence ne servira qu’à avantager un clan sur l’autre au détriment des intérêts de la nation. La société civile adapte également ses slogans en fonction des messages du pouvoir. Le Hirak est très souple. Des agoras se multiplient, lesquelles sont pour moi les vrais groupes parlementaires en formation. Certains sont tenants d’une constituante ; d’autres craignent que cela ne soit le prétexte pour le pouvoir de créer des dissensions. D’autres veulent des élections avec un président au mandat unique impératif. Ces débats n’existent pas dans les médias dominants qui distillent un discours de l’angoisse, de la peur et qui pousse aux élections car selon eux il y aurait un plan étranger pour disloquer le pays. Mais pour les Algériens, c’est le système qui est en crise et non pas l’Algérie.

Ne retrouvez-vous pas dans la bipolarisation de la société algérienne la même que celle qui prévalait dans les années 90 ?

C’est le système qui voudrait imposer cette bipolarisation. Parce que justement il est hors-sol, et fait de la politique en fonction d’une seule préoccupation : la préservation de ses intérêts. L’actuel personnel politique est incapable de comprendre, et encore moins d’admettre, ce qui se passe dans la société algérienne. C’est un personnel formaté sur un jeu politique lié aux réseaux du système, avec le jeu des quotas électoraux prédéfinis avant toute élection. Cette bipolarisation factice a servi à construire un statu quo et éviter toute construction d’une vraie alternative politique. Les Algériens répondent « nous ne sommes ni islamistes, ni laïcs ». Ils veulent construire un vrai Etat moderne fondé sur le droit avec des contre-pouvoirs qui alors seulement leur permettra d’entrer dans le champ idéologique.

Il semble qu’Emmanuel Macron marque beaucoup d’inquiétude sur la situation algérienne. Pourquoi selon vous ?

Je pense que les réseaux de la France-Algérie n’ont jamais été autant aussi surpris que par ce qui se passe depuis le 22 février. Ces réseaux où s’articulent les intérêts des élites de pouvoir des deux côtés de la Méditerranée étaient persuadés que toute idée de résistance chez le peuple algérien était détruite, que la terreur héritée de la guerre civile s’était installée dans le peuple, que la société était politiquement stérilisée. Ils ont dû aussi être surpris par les formes de protestation et son caractère massif et généralisé, par le calme et le pacifisme des revendications, tout à la fois très claires et très élaborées politiquement. Mais il me semble que la France officielle, ou de très influents réseaux de commissionnement, ne peuvent plus suivre sur ce dossier car ses interlocuteurs sont ceux-là mêmes qui ont intérêt à ce que le système inefficace et dépassé perdure.

Vous parliez des ingérences étrangères dont se méfient les Algériens. Argument aussi utilisé par le pouvoir. Mais à quoi ou qui pensent-ils ?

Le pouvoir a utilisé cette formule, désormais célèbre, de la « main étrangère » avant tout déclenchement du Hirak pour prévenir en discréditant d’emblée toute contestation. Car alors tout mouvement social aurait été suspect de servir des intérêts étrangers ou un plan de dislocation du pays par des puissances hostiles. Mais le peuple a retourné l’idée en accusant le pouvoir de rechercher justement des parrains à l’étranger. Pour les Algériens, le pouvoir en place a tenu grâce au soutien occidental, français et américain. On a pu dire que le pays a raté lesdits printemps arabes. Mais, à l’exception de la Tunisie, ces printemps sans lendemain ont abouti au renforcement des dictatures et aux bombardements criminels de la Libye voisine. Il ne faut pas oublier que l’Algérie a subi les effets d’un traumatisme colonial profond et nourrit une aversion certaine pour les ingérences et le néocolonialisme. Pour l’opinion publique, l’OTAN, qui a soutenu l’armée coloniale, n’est certainement pas une organisation caritative ou amicale… Beaucoup perçoivent un plan de déstabilisation de toute la région du Maghreb. Ils observent leurs voisins, la Tunisie en transition, la Libye morcelée. Ils savent que ne serait-ce qu’à travers ses frontières, leur pays pouvait être touché. Ils ont voulu aussi sortir des jeux de la géopolitique du pire voulue par l’impérialisme occidental et impulser une révolution pacifique. Mais l’Algérie est effectivement prise dans un jeu régional tendu. Ahmed Gaïd Salah est accusé par la rue algérienne d’être proche des Emirats Arabes Unis. Lesquels verraient peut-être d’un mauvais œil la réussite de ce mouvement. Il y a aussi l’Egypte, si proche et influente en Libye, dont il faut tenir compte.

Comment cette question géopolitique pèse-t-elle sur le Hirak ?

A travers les slogans, les Algériens montrent qu’ils savent que les Emirats Arabes Unis n’agissent pas indépendamment, qu’ils pratiquent une forme de sous-traitance internationale. L’Algérie a une grande sympathie pour la cause palestinienne et le peuple yéménite. La population note que le jeu géopolitique a écrasé ces deux peuples. Elle sait que si leur pays est lui aussi dans les mêmes guerres d’intérêts géopolitiques, il sera sacrifié. Le mouvement du Hirak a intégré cette donnée. C’est un mouvement qui défend la souveraineté nationale et qui protège l’armée et l’Etat en tant qu’institutions. Il ne pousse pas à la violence. Il appelle à une rupture épistémologique pour assurer un Etat solide.

Que pensez–vous du rôle des diasporas, en France ou au Québec, diaspora issue de l’immigration des années 90 ?

Quand je disais « renaissance » de la nation algérienne, je songe à ces diasporas aussi. La diaspora au Québec est issue de la guerre civile des années 90. Elle est très qualifiée, très diplômée et suit de près les mouvements en Algérie. Elle constitue aussi les meilleurs ambassadeurs de la société algérienne à l’étranger car ce sont des gens intégrés, issus de la classe moyenne. Les Algériens de France, toutes générations confondues, géographiquement plus proches mais très diversifiés socialement, montrent – ce n’est pas une surprise – tout le prix qu’ils attachent à leurs racines outre-méditerranéennes. Le Hirak est plus que symboliquement relayé chaque dimanche dans des villes de France, ce n’est pas anodin. Quand on sait le poids de l’ex-colonisateur dans les jeux de pouvoir à Alger, il est rassurant de constater cette mobilisation populaire. Il faut espérer que la solidarité des Algériens à travers le monde se traduise par des pressions politiques sur les gouvernements occidentaux en particulier pour qu’ils cessent leur soutien hypocrite au régime d’Alger.

L’économie, la question des réserves de change est lancinante, est-elle abordée dans le Hirak ?

L’économie, en crise structurelle, est la toile de fond, le cadre général, qui influe sur les perceptions populaires et sur l’urgence d’une réponse convaincante aux revendications démocratiques. Selon les chiffres, au-delà de 2021, si le cours du pétrole n’évolue pas, le pays risque la cessation de paiement. C’est d’ailleurs un des arguments du système pour tenter de justifier les élections, faisant porter la responsabilité des difficultés économiques sur Bouteflika et ses entourages. La question économique sous ses divers aspects – mauvaise gestion, corruption systémique, chômage, stérilité — est sous-jacente. Mais les Algériens savent que cette question, pour décisive qu’elle soit, ne peut être abordée ou traitée qu’à la condition que le préalable politique soit réglé. L’absence de contre-pouvoirs, la dictature et la police politique ont permis la dilapidation effarante des ressources du pays et l’accaparement par des groupes criminels au pouvoir. Le changement d’hommes n’y fera rien et ne changera pas la nature prédatrice du système. Les Algériennes et les Algériens mettent donc le changement politique à la première place et estiment que la faillite économique n’est que la conséquence de la faillite politique.

Le système a peur des échéances sociales qui se profilent. Il n’arrive ni à réprimer, ni à manipuler une contestation qui intègre avec une grande intelligence politique toutes les dimensions de la crise. Les 48 wilayas, toutes les régions, l’ensemble de la société sont confrontés à un très grave et très préoccupant échec socio-économique. L’impasse que doit assumer le régime dans toutes ses expressions est particulièrement inquiétante. Le constat est sans appel mais la mobilisation demeure pacifique. Nous nous trouvons face à une crise générale et irrémédiable d’un système en fin de vie. Mais il n’y a pas de raison au pessimisme, le Hirak est l’expression belle et généreuse du peuple, l’expression majeure de la renaissance d’une conscience politique nationale. La violence systémique en tant que mode de gouvernement a échoué, le régime a épuisé tous ses leurres et fausses pistes. La société est prête pour un compromis historique, mais elle refusera toute compromission. L’opinion publique est disposée au dialogue, mais à un dialogue concret et opérationnel qui devra porter sur les modalités de départ du système. Le Hirak est l’instrument génial inventé par le peuple pour mener à son terme démocratique le processus de libération nationale déclenché par la révolution décoloniale. C’est tout l’enjeu de la mobilisation populaire, les semaines à venir seront cruciales pour l’avenir de l’Algérie.

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Illustrations : Alger, avril 2019. Crédit : Ehko (droits réservés).

 

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