À quoi reconnaît-on une société sidérée ? La question est revenue, lancinante, au lendemain du 13 novembre 2015. La France venait d’entrer dans l’état d’urgence. Dans L’Etat d’urgence (permanent) (éditions Melting Book), Hassina Mechaï et Sihem Zine proposent des analyses de juristes de cet état dérogatoire et de son application. Et pour la première fois, elles ont recueilli et compilé 25 témoignages bruts de personnes touchées directement par une mesure de l’état d’urgence, perquisition et/ou assignation à résidence. Ehko reproduit et publie aujourd’hui l’un d’eux.
[Il fallait donner la parole] à ceux qui ont eu à subir l’état d’urgence et un arbitraire d’État. Se considérant inaudibles, coupables de rien, innocents de rien, soupçonnés de tout, ils ont gardé l’impression d’avoir été confrontés à une injustice totale, comme sacrifiés sur l’autel d’une raison, ou déraison, d’État. Celle-là même qui, au lendemain des attentats de novembre 2015, avait poussé les autorités publiques à montrer qu’elles agissaient – par des coups de menton volontaire, des paroles martiales et une politique du chiffre. Seulement, derrière ces chiffres, combien de familles laminées, d’êtres humains innocents humiliés, d’injustices commises ?
Jazia – son prénom a été changé et son nom ne sera pas publié – est une jeune femme qui figurerait presque la réussite républicaine telle qu’elle est vantée : études brillantes, doctorat, enseignante, une « intégration » éclatante. « Un château de cartes », dit-elle désormais, après avoir vu ce qui était arrivé à son frère. Jazia a été touchée d’abord, comme tous les Français, par le choc des attentats. Puis, après l’instauration de l’état d’urgence, son frère a été visé par une perquisition et une assignation à résidence. Après une longue bataille juridique, le bon droit de cet homme a été reconnu. Jazia raconte sobrement « l’absurdistan» dans lequel son frère et sa famille ont été plongés. De quoi douter de tout et de soi.
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« Mon frère s’est retrouvé accusé de terrorisme. Il n’y a pas pire dans l’échelle de l’infamie. Il a été assimilé à ce qu’il déteste le plus : une frange de l’islam qu’il ne connait pas, où il ne se retrouve pas. J’ai l’impression que moi-même j’ai intériorisé cette infamie, à mon corps défendant. C’est tellement choquant que je n’arrive pas à extérioriser ce qui s’est passé. Je suis universitaire, j’ai pris plein de notes, ai fait tellement de courriers et pourtant je n’arrive pas à dire avec des mots ce qui s’est passé. Mais je ne veux pas sombrer dans le pathos.
La pire gifle a été pour moi de lire les jugements concernant mon frère. J’ai compris que compte tenu de ce qu’on avait mis dans le dossier, on avait affaire à des juges qui se sont contentés de prendre des petits bouts de faits, sans regarder l’ensemble. Après tout, c’est leur travail de confronter les accusations aux éléments apportés. Dans le dossier épais qu’on avait constitué, le juge a pourtant un copier-coller de notes blanches. Un de mes étudiants fait cela, je lui mets 0. Qu’est-ce que ce juge voulait nous dire ? Que nous ne sommes pas Français ? D’accord, nous l’avons compris. Mais sommes-nous criminels pour autant ?
Pendant des années, j’ai cru en la justice, que si on était innocent, qu’on n’avait rien à se reprocher, on pouvait être tranquille. Je connais mon frère, avec qui j’ai des contacts réguliers. Je sais comment il est. Mais qu’on me dise qu’il serait mêlé à des « recrutements djihadistes » ?! Dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir mis en prison après un procès contradictoire ?
J’avais rencontré un député pour tenter de l’alerter sur cette situation. Il m’avait dit que peut-être je ne connaissais pas mon frère, qu’il menait une double vie. La fameuse « taqîya ». Puis il avait ajouté que c’était aussi peut-être une tentative des RG pour le toucher et l’obliger à devenir une source de renseignement. Ou alors c’était peut-être une délation. Tout était dit de façon désinvolte. Or, cela signifie que non seulement les juges ne lisent pas les dossiers, mais aussi qu’on aurait un système de renseignement qui serait prêt à tout pour faire en sorte d’obtenir des informations. Dans ma tête, cela a été un séisme.
J’ai fait de longues études. J’étais celle qui disait « Il faut se battre dans ce cadre légal ». Mais comment croire en l’Etat de droit ? J’étais en miettes, cela a été violent symboliquement. Nous avons eu la même socialisation, même famille, même quartier. Mais de le voir accusé d’une telle ignominie, on se dit que cela aurait pu être moi, être quelqu’un d’autre. Mon frère me disait aussi « Tu vois, on ne sera jamais comme eux ». Ce « comme eux » contre lequel je me suis battue toute ma vie. Pourtant, de mes frères, il est le plus ouvert, le plus « francisé », celui qui ne maîtrise pas la langue arabe. Celui qui a le plus adopté la culture française au fond. Mes amies qui le connaissent, quand elles l’ont appris, sont restées aussi étonnées. Certaines allaient en boîte de nuit avec lui. Mon frère est volubile, il parle facilement avec les gens ou ses clients [Ndlr. Il tenait un commerce.] de nombreux sujets dont la politique. Il est très entouré de fait. Quand il est devant un client, il sert tout le monde, ne cherche pas à comprendre à qui il a à faire.
Nous avons été éduqués dans une tradition musulmane. Mon père a suivi cela de loin, car il vit [dans son pays d’origine]. Ma sœur aînée porte le voile, mais mon père me disait, après tous ces soucis : « S’il faut l’enlever, elle l’enlève ». Mon frère porte une barbe, mais une barbe « fashion ». Sa pratique n’est pas figée. Il a fait son petit pèlerinage, la omra, mais il est allé à La Mecque comme il serait allé à Dubaï entre amis. Il présente des signes de religiosité mais qui ne sont pas ce qu’on en a dit. Ce qui est fou c’est qu’on ait présenté par exemple ce petit pèlerinage comme étant quelque chose de choquant, de « significatif », grave et dangereux. Cela a été un argument contre lui. On a criminalisé un acte de spiritualité, né aussi d’un projet entre amis.
Devant la justice administrative, il avait précisé, quand on l’interrogeait, que son épouse n’était pas voilée, qu’elle se baignait en maillot de bain. Mais du coup, ces arguments ont fait tiquer des gens de notre entourage qui venaient lui dire que ces arguments faisaient croire que le voile ou autre serait synonymes de terrorisme. Il était pris entre deux feux.
L’après a été compliqué. Il avait peur de la façon dont les gens allaient le regarder. Il est conscient du capital sympathie qu’il a suscité avec cette affaire. De l’intérieur, ce qui l’a meurtri c’est que cela soit arrivé devant ses gamins.
Ce qui était troublant c’est que quand cela lui est arrivé, mon frère nous a dit « Ne vous inquiétez pas, je connais quelqu’un dans les RG. Il va arranger les choses ». Il l’avait appelé très vite après la perquisition, cet homme l’avait rassuré en lui disant que c’était une erreur. Mais dès après la perquisition, cet homme a disparu. Plus de téléphone, plus de compte Facebook. Plus rien. Evaporé.
Nous avons été pris dans un filet d’absurde. Il n’est pas ce qu’on lui reproche d’être. Il le dit et l’a montré, photos à l’appui de lui et de son épouse à la plage. De la chambre de sa fille, avec une collection Walt Disney. Du coup, il essayait de voir en lui ce qui avait pu déclencher ces accusations. Il lui fallait montrer patte blanche, avec des lettres d’amis qui devaient préciser que « oui, il lui arrive de boire un peu d’alcool ». Mais d’un autre côté, certains croyants lui reprochaient qu’il ait dû alléguer de ces arguments qui les rendaient eux, a contrario, suspects de facto. Mon frère est dans une approche de la foi qui consiste à dire qu’elle est du domaine privé. Mais on ne l’a pas cru. Des deux côtés, il a eu à faire à des entrepreneurs de morale, laïcistes ou religieux. Mon frère et son épouse ont eu peur d’être récupérés des deux côtés. C’est là où c’est très pervers.
Car mon frère en est venu à se dire « j’ai plus de 40 ans, et je me demande qui je suis ». Moi aussi, désormais, je me pose cette question. Avant cette question était plus fluide, je pouvais m’en amuser. J’ai travaillé sur la transmission de la valeur travail. C’est une notion que j’ai voulu interroger, scientifiquement. Mais avec cette affaire, cette notion de transmission m’interroge encore plus. Mais peut être qu’au fond, cette affaire arrivée à mon frère a réveillé des interrogations que j’ignorais peut-être volontairement.
Mon frère n’aurait pas eu son épouse, sa famille, son cercle d’amis, un maillage sûr, que se serait-il passé ? Tout était fait pour qu’il franchisse la ligne rouge. Il faut être solide psychologiquement pour ne pas la franchir devant des accusations absurdes. Devenir ce dont on est accusé au final. D’audience en audience, cela devenait de plus en plus inquiétant sur la validité de l’Etat de droit. Ils étaient incapables de vérifier leurs informations. Ce fut à nous d’apporter des éléments factuels. Et pourtant on n’en tenait pas compte sous prétexte de taqîya. Par exemple, on a allégué que mon frère s’était rendu en Egypte. Oui, mais il était en famille dans une station balnéaire pour touristes. De simples vérifications n’ont pas été faites, nous avons dû faire traduire des pièces. Où sont les fonctionnaires. On s’est transformés en juge d’instruction, enquêteurs, soutien psychologique. Mais était-ce notre travail ? Puis nous n’avons pas supporté cette connivence entre la représentante du ministère de l’Intérieur et le juge. Que la représentante dise au juge « On ne peut pas tout vous dire, mais faites-nous confiance ». Or pour moi, c’est justement dans la séparation des pouvoirs que réside l’Etat de droit. Les pouvoirs doivent s’arrêter et se limiter mutuellement. Sur un simple « Faites-nous confiance », une vie pouvait être détruite. C’était absurde, violent, traumatisant.
On construit des choses, avec les pierres de ses parents, de ses doutes, de ses voyages. On arrive à quelque chose qu’on tente de mettre en commun, pour faire sens. Mais j’ai pu penser : « tout cela est factice, comment as-tu pu y croire ? » A-t-on construit un château de cartes ?
Je gérais cela et la journée j’avais mes élèves qui posaient des questions sur l’état d’urgence. Il fallait faire face, sans tomber dans la critique facile, dans la haine. Pourtant, ils nous ont tendu des perches, nombreuses.
Après l’attaque du Bataclan, j’avais été frappée de lire un article qui montrait que tout le monde connaissait quelqu’un qui avait été touché. Pour moi, l’état d’urgence a été du même ordre. On connait tous quelqu’un qui connait quelqu’un qui a pu être touché. J’aurais aimé que cette même étude soit faite pour le montrer. Qu’est-ce que cet état d’urgence a laissé comme traces chez les enfants, les voisins ? Des ondes de choc non perçues. Comment avoir confiance en des gens qui ont laissé faire ou ordonné des choses pareilles. Se rendent-ils compte que des enfants ont été affectés par cet état d’urgence. Comment cela les a-t-il transformés. Notre système de renseignement me fait peur désormais.
Récemment, mon frère a eu droit à un arrêté préfectoral lui imposant une fermeture nocturne à minuit au lieu de 4 heures du matin. Il a décidé de contester cet arrêté. Mais entre-temps, mes frères ont reçu la visite de deux policiers qui lui ont dit « Si vous voulez ouvrir plus tard, vous devrez nous fournir des renseignements ». Mon frère leur a simplement dit « Tout au long de ma procédure, je vous ai dit que je mettais à votre disposition les vidéos de mes caméras de surveillance. Personne ne m’en a fait la demande pourtant, alors qu’on m’accusait de tenir dans mon commerce des réunions de djihadistes ». Voilà l’absurde encore. On lui demandait d’être un délateur, un an après une procédure épuisante due sans doute à une délation. Comment y croire ? J’y vois un tel mépris… « Vous êtes Arabes, point final, malgré ta réussite, malgré ta moto, tes vacances, tu resteras un Arabe ». Mon frère a été assigné à résidence mais aussi assigné à une identité simpliste, unidimensionnelle. Et moi aussi, par ricochet.
Cette assignation à résidence a été une réduction identitaire. Ils ont fait fi d’une culture familiale, d’une culture de quartier, d’une culture de l’école. De professeurs qui nous disaient d’y croire et qui ont eu raison. Mes arguments de l’amour de la chose publique tiennent-ils encore la route ? Est-ce un système amoral, sans conscience ni éthique ? Moi qui les enseigne à des étudiants, puis-je encore y croire ? »
Illustration : 11 mars 2016. Crédit : Thierry Ehrmann
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Le 10 octobre 2018, les éditions Meltingbook organisent un débat à Paris avec les co-auteures du livre Hassina Mechaï et Sihem Zine ; l’avocat Maître Vincent Brengarth ; le député belge Philippe Lambert et l’universitaire et auteur Pierre Tevanian autour de l’état d’urgence et des droits humains. Débat animé par Nadia Henni-Moulaï, éditrice et journaliste Melting Book. Entrée libre après inscription. Toutes les infos (inscription, horaires, adresse) sont accessibles ici.
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