[Dé]cryptage

« Guerre contre le terrorisme » : les chiffres apocalyptiques

[C’est une étude] qui est largement passée inaperçue en France. Elle est pourtant extrêmement instructive. L’Université américaine Brown a publié en novembre 2018 son rapport annuel sur « Les coûts de la guerre ». Ce rapport est un décompte humain et financier de la guerre dite déclenchée contre le terrorisme après le 11 septembre 2001.  L’étude insiste sur le fait qu’aucune solution autre que la guerre n’avait été envisagée à la suite des attentats du 11 septembre. Elle éclaire d’une lumière crue la stratégie américaine et les guerres menées ensuite par d’autres pays. Ceux précisément qui ont intégré cette matrice américaine de « guerre contre le terrorisme » comme paradigme stratégique indépassable.

Très chères guerres

Pour évaluer les coûts financiers de cette guerre dite contre le terrorisme, les analyses d’ONG, de gouvernements américain ou étrangers et les reportages de médias ont été compilées.  D’après les résultats, les États-Unis ont dépensé, depuis le 11 septembre 2001, près de 6 000 milliards de dollars. 5900 pour être exact. Il s’agit là des dépenses liées à la guerre elle-même, les dépenses passées et engagées pour les soins aux anciens combattants, les intérêts sur la dette contractée pour financer l’effort militaire ainsi que les dépenses consacrées à la prévention du terrorisme. Ce chiffre auquel aboutit la Brown University n’inclut pas les intérêts futurs sur les emprunts qui courent encore sur 40 ans.  Le chiffre serait sinon passé de 6000 à 8 000 milliards de dollars.

Ce chiffre diffère considérablement de celui fourni par le Pentagone. En mars 2018, le département de la Défense des États-Unis (DOD) avait calculé qu’il avait dépensé, depuis 2001, 1,5 milliards de dollars pour ce qu’il appelle « des crédits liés à la guerre ». Ce chiffre officiel ne comprend que les dépenses dans les zones de guerre (Irak, Syrie, Afghanistan, Pakistan). En outre, ont été écartées les dépenses dans l’ensemble de la fonction publique fédérale, lesquelles sont pourtant aussi une conséquence financière de ces guerres. Autre coût, les 1 000 milliards de dollars des soins de santé pour les anciens combattants post-11 septembre. D’ici 2039, ce sont 4,3  millions d’anciens soldats qui toucheront ces pensions d’indemnités ou d’invalidités.

Enfin, entre 2010 et 2015, le Pentagone a utilisé environ 105 milliards de barils de pétrole, en moyenne, chaque année. Ce qui pose évidemment la question du coût environnemental de cette guerre dite contre le terrorisme.

Les coûts de ces guerres sont en voie d’escalade. A moins que les Etats-Unis ne changent leur stratégie. Si cette stratégie déployée après 2001 continue d’être suivie, ce coût atteindra 7 000 milliards de dollars au cours de la décennie qui s’ouvrira en 2020. Pourtant, ajoute l’étude, rien n’est prévu pour mettre fin aux guerres en cours. Sinon l’espoir qu’un jour « les forces de sécurité irakiennes et afghanes seront capables de se débrouiller seules ».

Et pourtant… Malgré ces précédents désastreux, les États-Unis ont intensifié leur participation aux guerres et aux opérations antiterroristes en Afrique et au Yémen. Or, s’alarment les chercheurs, « il n’existe pas non plus de stratégie pour payer ces guerres de manière responsable ». Un gouffre budgétaire toujours plus élargi qui affectera l’avenir des futures générations. « L’économie américaine aura, à long terme, du mal à maintenir ce niveau de dépenses militaires liées à la guerre et les déficits qu’il engendre » avertit le rapport.

Ce rapport avance que les coûts élevés liés à ces guerres hybridées posent un réel problème de sécurité nationale car elles sont intenables à terme. Pour la Brown University, la dégradation de la stabilité nationale américaine et l’orientation désastreuse de la politique étrangère sont imputables à ces guerres. Elles contribuent au déséquilibre financier américain puisque les États-Unis continuent à les financer en empruntant. Les chercheurs parlent même de « credit card wars » ou guerres à crédit. Les répercussions sur l’économie américaine se sont traduites par le chômage et la hausse des taux d’intérêt. En 2017, John McCain s’interrogeait ainsi : « Après 16 ans [de guerre dite contre le terrorisme], les contribuables américains pourraient-ils être satisfaits que nous nous trouvions dans une  » impasse  » ? Je ne crois pas ».

Des comptes macabres

Les chercheurs de la Brown University ont estimé qu’entre 480 000 et 507 000 civils ont été tuées en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. Pour ces 3 seuls pays, 10 millions de personnes ont été déplacées. Ce bilan n’inclut pas « les plus de 500 000 morts de la guerre en Syrie. Pas plus que les morts somaliens ou libyens ». Pas plus d’ailleurs que les « décès indirects », c’est-à-dire les morts dues, dans les zones de guerre, à la perte d’accès à la nourriture, à l’eau et aux installations de santé.

Au total, ce sont 21 millions d’Afghans, d’Irakiens, de Pakistanais et de Syriens qui vivent comme des réfugiés à l’intérieur de leur propre pays, dans des conditions extrêmes. Environ la moitié des 2,6 millions de réfugiés de la guerre en Afghanistan se trouvent au Pakistan et plus de 900 000 Afghans vivent en Iran. La plupart des réfugiés de la guerre contre le dit Etat islamique en Irak et en Syrie ont été accueillis en Turquie. Soit près de 3,5 millions de personnes. L’Iran accueille également près d’un million de Syriens et d’Irakiens.

Pour ce qui concerne le résultat politique, le rapport note l’apparition d’Etats faillis ou en collapse tels la Somalie ou la Libye. Ces guerres ont été accompagnées par une érosion des libertés civiles et des droits de l’homme dans les pays concernés. L’Irak et l’Afghanistan continuent de se classer au plus bas dans les études mondiales sur la liberté politique. Les femmes de ces deux pays, au nom desquelles cette guerre civilisationnelle fut aussi lancée, restent exclues du pouvoir politique. Elles connaissent des taux de chômage ou de pauvreté élevés. Autre chiffre, le financement par le gouvernement américain des efforts de reconstruction en Irak et en Afghanistan. Ce chiffre s’élève à plus de 170 milliards de dollars. Mais la plupart de ces fonds ont été affectés à l’armement des forces de sécurité dans les deux pays. Une grande partie de l’argent alloué aux secours humanitaires et à la reconstruction de la société civile a été perdue en détournements et gaspillage.

Malgré cet état des lieux déjà apocalyptique, les auteurs du rapport estiment que ces chiffres ne font qu’effleurer les conséquences humaines de 17 années de guerre. En raison des difficultés rencontrées dans la collecte des données, ces estimations sont sous-estimées. Les chercheurs avancent par exemple qu’il faudrait multiplier par 4 ce chiffre de 500000 morts directs. Soit 2 millions de personnes pour les seuls Irak, Afghanistan et Pakistan. Si les conflits en Libye, au Yémen, en Somalie ou en Syrie avaient été inclus à l’étude, le résultat aurait été beaucoup plus élevé. Tout cela, faut-il le rappeler, au nom d’une guerre contre un concept, le terrorisme, et non contre un ennemi clairement défini.

Les Etats-Unis payent aussi le prix de cette guerre. Humain évidemment. Plus de 6 950 soldats américains y ont trouvé la mort. Depuis 2001, plus de 53 700 soldats et marins américains ont été officiellement blessés dans les principales zones de guerre de l’après-11 septembre. A cela, il faut ajouter les 6 000 suicides annuels d’anciens combattants de 2008 à 2016. Un taux 1,5 fois plus élevé que le taux moyen de la population américaine. Mais ce chiffre de combattants américains tués chaque année a diminué car « les États-Unis ont transféré une grande partie des combats terrestres directs à leurs alliés en Irak, en Syrie et en Afghanistan ».

A l’étude de la Brown University s‘ajoute à un nombre croissant d’articles sur le coût humain de la guerre contre le terrorisme. Le New York Times a pu publier un remarquable article sur les victimes civiles en Irak. Le reportage a montré que le taux de mortalité réel était 31 fois plus élevé que les chiffres officiels américains. Pour les journalistes, il s’agit peut-être de la guerre « la moins transparente de l’histoire américaine ». Certains des décès de civils irakiens étaient dus à la seule proximité d’un site du dit Etat islamique. D’autres ont résulté de renseignements erronés ou obsolètes associant des civils et des combattants. « Dans ce système, les Irakiens sont considérés coupables jusqu’à preuve du contraire » précisait le New York Times. Basim Razzo a été de ces victimes. Sa famille a été décimée par un bombardement visant Daech. L’armée américaine a prétendu avoir visé une installation terroriste, une usine de voitures piégées située à Mossoul. Mais pour Basim Razzo, à la vue du film désincarné réalisé par l’armée américaine lors du bombardement, les bâtiments visés étaient pourtant sa maison et celle de son frère.

La guerre perpétuelle et à perpétuité

Comment est-on arrivé à de tels chiffres, une telle durée et un tel déploiement militaire ? Les États-Unis s’étaient engagés dans cette guerre mondiale contre le terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Ces attentats ont tué près de 3 000 personnes.  Quelques semaines plus tard, les États-Unis ont pris la tête d’une invasion de l’Afghanistan, ciblant les talibans, allié d’Al-Qaïda. Le président Bush avait alors qualifié la guerre de « croisade ». Plus de 17 ans plus tard, la guerre en Afghanistan est la plus longue de l’histoire des États-Unis. Puis en mars 2003, Washington a renversé le président irakien Saddam Hussein, sous le prétexte fallacieux que l’Irak aurait développé « des armes de destruction massive » et aurait hébergé des organisations terroristes, dont Al-Qaïda. L’extension des opérations de lutte contre le terrorisme s’est ensuite faite du côté du Pakistan, de la Somalie, de la Libye et du Yémen. En 2014, les États-Unis ont réuni une coalition internationale pour combattre le dit État islamique. Organisation, faut-il le rappeler, issue d’une insurrection sunnite contre l’invasion américaine de l’Irak, laquelle organisation s’était étendue ensuite à la Syrie voisine.

Cette guerre contre le terrorisme a essaimé en diverses hybridations, élargissant considérablement son champ d’intervention et ses potentielles conséquences humaines, financières, politiques, environnementales. Désormais, selon les observations de la Brown University, le gouvernement américain mène des activités antiterroristes dans 76 pays, soit environ 39% des nations du monde. Mais d’autres chercheurs avancent le chiffre de 80 à 90 pays dans lesquels les forces américaines opéreraient. Une extension de l’empire américain qui épouse de façon bien opportune les points nodaux du monde. Le projet Costs of War a créé une carte qui offre une vision saisissante de cette guerre globale. On y observe le déploiement des forces et bases américaines, drones et frappes aériennes inclus. Cette dite guerre contre le terrorisme est devenue un ensemble de plus en plus complexe de conflits imbriqués. Un phénomène qui s’étend de l’Asie du Sud à l’Asie centrale, du Moyen-Orient à l’Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest où, récemment encore, quatre bérets verts sont morts dans une embuscade au Niger. Depuis le 11 septembre 2001, Afghanistan, Pakistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen, bases américaines de l’Africom en Afrique de l’ouest, bientôt l’Iran si on en croit les dernières déclarations de Donald Trump ou de son « Docteur Folamour » John Bolton. La guerre contre le terrorisme, prophétie auto-réalisatrice, est effectivement devenue globale.  Et douloureusement réelle pour de nombreux pays et êtres humains innocents.

Et Donald Trump dans tout cela ?

Parallèlement à ce rapport de la Brown University, un autre rapport est paru. Avec des conclusions bien différentes. Ce rapport a été produit par la Commission de la stratégie de défense nationale, composée de 12 élus républicain et démocrates et créée par le Congrès afin d’évaluer la stratégie de défense de l’administration Trump. Même réalité et pourtant conclusions différentes car ces 12 « sages » ont estimé que la sécurité des États-Unis serait « plus menacée que jamais depuis des décennies ». Ils préconisent dès lors une intensification de la présence militaire américaine sur plusieurs fronts. Et ils avertissent : les États-Unis pourraient potentiellement perdre une guerre contre la Russie ou la Chine, les deux ennemis clairement désignés. « Les États-Unis risquent d’être submergés si leurs forces armées étaient obligées de se battre simultanément sur plusieurs fronts » s’alarme en effet cette commission.

La commission a émis plus de 30 recommandations et la plupart, voire toutes, nécessiteraient une augmentation des dépenses militaires de 3 à 5% par an. Selon les calculs de Taxpayers for Common Sense, si cette augmentation était appliquée, cela signifierait, dans la fourchette haute, un budget annuel du Pentagone d’un montant impressionnant de 972 milliards de dollars d’ici 2024. Mais comme le note The Nation , cette proposition d’augmenter le budget militaire américain ne saurait être une surprise. La composition de cette commission de la stratégie de défense nationale est en elle-même un indice. Elle est en effet coprésidée par Eric Edelman, partisan de la guerre en Irak et ancien conseiller principal du vice-président de l’administration Bush junior, Dick Cheney, et par Gary Roughead, ancien chef des opérations navales américaines et membre du conseil d’administration de Northrop Grumman, quatrième sous-traitant de l’armement aux Etats-Unis.

Les dépenses militaires américaines sont déjà les plus élevées au monde. Selon les données du l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (le SIPRI), en 2016, la Chine a dépensé 216 milliards de dollars, la Russie 69 et les Etats-Unis 600 milliards de dollars. Les États-Unis dépensent donc, chaque année, trois fois plus que la Chine et dix fois plus que la Russie.

Face à ces deux rapports, qu’a décidé l’administration Trump? Le président américain a annoncé le retrait de 2000 soldats américains basés en Syrie et des 7 000 soldats de l’Afghanistan au cours des prochains mois. Pourtant, les États-Unis n’ont jamais largué autant de bombes sur l’Afghanistan qu’au cours de l’année 2018. Selon les données du Commandement central des Forces aériennes des États-Unis, 5 982 bombes ont été lancées sur ce pays entre janvier et octobre 2018.

De façon quasi concomitante à cette annonce de retrait des fronts afghan et syrien, le président Trump a signé le décret fixant le budget militaire à 674 milliards de dollars pour l’exercice 2019. Tout cela sur fond de rhétorique toujours plus guerrière contre l’Iran. Avec les mêmes mots belliqueux et accusations de terrorisme auparavant utilisés contre d’autres pays désormais détruits. D’un front à l’autre, répétition d’un ballet infernal et fou. La guerre dite contre le terrorisme n’en finit pas de durer.

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Illustration : Global War on Terrorism Memorial, Colorado State, 13 juillet 2008. Crédits: Matt Lemmon

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